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jeudi 30 janvier 2020

Réforme constitutionnelle russe : le Conseil de l'Europe aux prises avec la souveraineté des Etats



Le débat sur la réforme constitutionnelle russe est arrivé jusqu'au Conseil de l'Europe, qui, comme nous l'avions sans difficulté prévu, s'est indigné de ce qu'un Etat membre ose encore penser à garantir sa souveraineté, sans pour autant savoir comment s'y prendre. Ici aussi l'Ukraine a été utile pour faussement soulever la question de la supériorité de la Constitution sur le droit international, "originalité"  décriée qui est pourtant historiquement le lot des Constitutions, au moins en Europe occidentale. La balle est renvoyée à la Commission de Venise, qui va devoir se prononcer, finalement sur le droit des Etat à être souverain. L'enjeu est simple : dans ce monde global, il faut réussir à fixer formellement la fin de la supériorité formelle du droit national - les instances européennes vont-elles oser le pas?




La réforme de la Constitution russe (voir notre texte ici) concerne plusieurs éléments qui s'opposent frontalement à la ligne idéologique globaliste, l'un d'entre eux concerne les rapports de supériorité entre le droit national et le droit international.

La Constitution russe de 1993 prévoit dans son Chapitre 1er sur les fondements constitutionnels, à l'article 15 al. 1, que, je cite : 
"La Constitution de la Fédération de Russie a force juridique supérieure (...)."
Et à l'article 15 al. 4:
" Les principes et normes universellement reconnus du droit international et les traités internationaux de la Fédération de Russie sont partie intégrante de son système juridique. Si d'autres régles que celles prévues par la loi sont établies par un traité international de la Fédération de Russie, les régles du traité international prévalent." 
Autrement dit, la Constitution russe, comme l'ensemble des textes constitutionnels européens (au minimum) prévoit la supériorité de la Constitution. Les normes internationales sont infraconstitutionnelles, puisque la Constitution a une force juridique supérieure dans le système juridique russe et que les normes internationales sont intégrées, par l'article 15 de la Constitution, dans le système juridique russe. Sachant que sans disposition constitutionnelle prévoyant leur intégration dans le système juridique national, elles ne peuvent avoir d'effets juridiques dans ce système. Mais elles sont supralégislatives, car elles prévalent sur les normes législatives.

C'est notamment le système théorique qui existe en France. C'est le système de hiérarchie des normes, qui découle du théoricien autrichien Hans Kelsen au siècle dernier et qui a fondé le contrôle de constitutionnalité des lois en Europe continentale. 

Alors où est le problème ? Il n'est pas juridique, il est politique et idéologique.

Lors de la rentrée parlementaire à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe - APCE, les députés ukrainiens et des pays Baltes (ils siègent dans cet hémicycle justement pour cela et accomplissent parfaitement leurs fonctions) ont interpellé leurs collègues pour attirer leur attention sur la réforme constitutionnelle russe qui, Ô sacrilège!, prévoit la supériorité de la Constitution sur le droit international. Les députés de l'APCE ont alors décidé, devant une telle insolence du constituant russe, de saisir la Commission de Venise (organe consultatif de soft power qui supervise les réformes dans les pays européens). Le fondement juridique n'est pas très clair, ce droit être une atteinte portée à l'image du Parti et de ses dieux.

Selon ces députés, la Russie se prépare à ne pas appliquer les décisions de la CEDH prises à son encontre. Ce qui fut déjà quelques fois le cas, lorsque des décisions (éminemment politiques) contraires à la Constitution russe furent adoptées contre le pays, même si dans la très grande majorité des cas, la Russie exécute les décisions de la CEDH. 

Le fait est que la supériorité de la Constitution, bien qu'inscrite dans le texte constitutionnel et dans la culture juridique occidentale, est largement battue en brèche dans la pratique, à la fois - en ce qui concerne les pays européens - par les instances quasijudiciaires, et par les organes politiques, adoptant des normes, sans le consentement de l'Etat, qui s'imposent dans son ordre juridique interne (puisque la règle de l'unanimité n'est depuis longtemps plus de mise dans les instances de l'UE). Le système du Conseil de l'Europe, à la différence de celui de l'UE, est plus un système d'organes d'influence, devant propager la "bonne parole". Seule la CEDH, organe quasijudiciaire de ce système, a le pouvoir de prendre des décisions contraignantes à l'égard des Etats européens membres du Conseil de l'Europe, qui ont reconnu sa juridiction. 

Mais ce n'est pas parce que les Etats ont reconnu sa juridiction, qu'ils ont abandonné, par la même, automatiquement, leur souveraineté nationale, en se mettant bien au chaud sous la régence de son bon vouloir. Les décisions de la CEDH, comme n'importe quel acte de droit international, ne peuvent avoir une force juridique supérieure à la Constitution nationale. Ce que la Cour constitutionnelle russe a plusieurs fois rappelé. Et la Russie n'est pas le seul pays à s'être opposé à la CEDH, l'on compte par exemple l'Italie, la Grande-Bretagne ou l'Allemagne.

Or, le rapport de forces entre la CEDH et les Etats est tel, que beaucoup s'inclinent, remettant de facto en cause la supériorité constitutionnelle sur le droit international. C'est ici que la réforme constitutionnelle russe prend tout son sens : la Cour constitutionnelle a besoin, face à la radicalisation du combat mené contre les instances nationales par les organes globalistes, dont la CEDH fait partie, d'un appui formel, permettant d'écarter l'application des normes internationales contraires à la Constitution. La réforme constitutionnelle russe ne modifie pas la hiérarchie des normes, elle ne fait que la préciser, la formaliser au regard des nouveaux enjeux.

Or, le pouvoir des instances du monde global se développe dans la marge de flou. Ils ne peuvent ouvertement exiger des Etats qu'ils renoncent à leur souveraineté à leur profit en contrepartie d'une "protection" - ce comportement serait trop ouvertement mafieux. Et les Etats doivent garder la face malgré leurs nombreux renoncements et transferts de compétences : ils ne peuvent ouvertement reconnaître qu'ils renoncent à leur souveraineté, tout en prétendant conserver le caractère démocratique de leur système institutionnel, alors fondé sur des élections qui n'ont plus de sens, autre que le maintien de l'illusion. Car il s'agit bien de cela, de la souveraineté. La supériorité juridique de la Constitution est la garantie formelle de la souveraineté de l'Etat, qui peut ainsi défendre son ordre juridique et en décider. Jusqu'à présent, elle était concurrencée par la supériorité politique du droit international, qui s'impose de facto, mais donc peut être écarté de jure lorsque l'Etat en a le courage politique, si les normes de droit international contreviennent aux normes constitutionnelles, telles qu'interprétées par les instances nationales. 

Le pas que le Conseil de l'Europe veut faire est celui du passage de la supériorité politique à la supériorité juridique du droit international sur le droit constitutionnel. Ce qui conduirait à vider définitivement le peu de souveraineté qui reste aujourd'hui aux Etats européens. Pour cela l'Ukraine et les pays Baltes ouvrent la voie. La Commission de Venise osera-t-elle une révolution de cette ampleur ? Va-t-elle garantir une prise de pouvoir formelle des instances internationales ? Les Etats ne seraient plus alors que des coquilles totalement vides, ces coquilles étant encore utiles pour gérer les territoires et les populations qui s'y trouvent, quand les décisions se prennent ailleurs.

Dans cet esprit, le "crime" commis par la Russie aux yeux des instances européennes est de mettre ces Etats et ces instances internationales face à la réalité de la situation. Son crime, ce qui explique cette réaction, est de dévoiler le jeu qui se joue réellement, sans plus permettre aux uns et aux autres de faire semblant pour garder la face. La Russie tente ici d'effacer cette zone de flou, ce non-dit confortable, dans lequel se développe le pouvoir des instances globalistes.

7 commentaires:

  1. Vue de Sirius ......
    Dans notre pauvre pays, autrefois " phare de la liberté des peuples ", même la taille des sièges de tracteurs est définie par une instance tout à la fois dictatoriale, toute puissante et non élue .....

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  2. Petit rappel :
    Article 55 de la Constitution française (Vème République ; modifiée 24 fois ! Notons-le)
    "Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie."
    Ainsi, en France, les Traités ont une valeure supérieures aux lois.
    De plus, dans la pratique, lorsque la Constitution s'avère contraire à un traité (surtout à vocation libre-échangiste), et bien c'est la constitution qui est modifiée afin de la rendre compatible audit traité.
    Non seulement la hiérarchie des normes n'est pas respectée mais l'état de droit lui même est largement battu en brèche par la théorie et la pratique de l'Union européenne...

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    1. supérieure aux lois, comme partout, mais pas supérieure à la Constitution. formellement en tout cas ...

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  3. Article 54 En savoir plus sur cet article...

    Modifié par Loi constitutionnelle n° 92-554 du 25 juin 1992 - art. 2

    "Si le Conseil constitutionnel, saisi par le Président de la République, par le Premier ministre, par le président de l'une ou l'autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu'un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l'autorisation de ratifier ou d'approuver l'engagement international en cause ne peut intervenir qu'après la révision de la Constitution."
    Cette modification constitutionnelle a eu pour objectif de permettre la ratification de Maastricht !
    Depuis 1992, les traités ont de facto en France une valeur supérieure à la Constitution !

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  4. Pour la énième fois, le président de la République a appelé à une souveraineté européenne.
    Autrement dit, il viole notre Constitution, dont il est le garant. Pourtant le TITRE PREMIER trait " De la souveraineté " sur quatre articles parfaitement clairs !?
    Francis DEMAY

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  5. Pour la énième fois le président de la République a prôné une "Souveraineté européenne", alors qu'il est le garant de notre Constitution. Le titre premier de celle-ci , avec 4 articles, est parfaitement clair sur ce sujet essentiel !?

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  6. Quand on parle de souveraineté des États, la forme du droit n'est rien si elle n'est pas sous-tendue par le fond, c'est-à-dire par un droit qui soit un "droit" véritable et non un simple prétexte règlementaire à l'anglo-saxonne.
    Pour comprendre de quoi il s'agit : voici deux illustrations françaises :
    https://lesakerfrancophone.fr/lentreprise-etre-ou-ne-pas-etre-un-etat-souverain
    https://lesakerfrancophone.fr/la-guerre-du-droit-naura-pas-lieu

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