La question du statut juridique de la Crimée, depuis que ce petit territoire a eu l'outrecuidance de refuser la "voie européenne" imposée par Kiev par le knout et s'est prononcé par référendum pour son indépendance et son retour dans le giron de l'Etat russe, n'a de cesse de soulever l’ire des gouvernants occidentaux. Oubliant, refusant ou au mieux manipulant le discours juridique, ils n'acceptent pas de voir la question sous l'angle de l'articulation entre les principes du droit à l'intégralité territoriale, qui est au fondement de la stabilité de notre vie quotidienne, et du droit à l'autodétermination des peuples, qui est au fondement de la reconnaissance de notre liberté collective.
Sur cette question, je vous propose de lire la traduction intégrale en français de l'article publié par le professeur Léonid Golovko intitulé "Le statut juridique de la Crimée" sur le site de l'agence d'information russe Tass.
La conclusion est à réfléchir dans les chancelleries occidentales: si vous organisez une nouvelle révolution dans un pays, vous détruisez les structures étatiques et donc vous libérez les territoires de leur obligation de faire partie de cette entité juridique, le choix leur appartenant de renouveler ou non leur confiance à la nouvelle entité juridique. Bref, il faut choisir: soit la stabilité politique et vous aurez la stabilité territoriale, soit l'instabilité politique, qu'aucun territoire n'est obligé de supporter.
Le statut
juridique de la Crimée
Léonid Golovko,
professeur, directeur du Centre de procédure pénale et de Justice, Université
d’Etat de Moscou (Lomonossov)
La déclaration par la Crimée de son indépendance et, en conséquence de
quoi, son entrée avec la ville de Sébastopol, dans la Fédération de Russie, a
soulevé nombre de questions juridiques.
La plus importante est celle concernant les rapports entre deux principes
fondamentaux : l’intégralité territoriale de l’Etat et le droit des
peuples à l’autodétermination. Finalement, la discussion a consisté en un
échange fortement émotionnel réduit à une accusation réciproque de tous les
péchés de la terre, des doubles standards jusqu’à la remise en cause des
fondements de l’ordre mondial contemporain. Il semble que dans l’opinion
publique, des deux côtés de la barricade, domine l’idée de l’incapacité totale
du droit de fournir le moindre petit critère d’articulation entre ces deux
principes. Et il faut le dire, chacun se réfère justement à la disposition
juridique qui l’arrange (pour certains, ce sera l’intégralité territoriale,
pour d’autres le droit à l’autodétermination) et rien de plus. Il est difficile
de parler d’un dialogue dans ce contexte, car au lieu d’arguments juridiques l’on
retrouve le fameux droit du plus fort.
En fait, ce n’est pas aussi simple. Evidemment, il s’agit de principes
contradictoires, aucun ne peut dominer de manière absolue. D’un côté, il est
impératif des respecter l’intégralité territoriale des Etats, sinon le monde va
sombrer dans le chaos, ce dont personne ne veut. D’un autre côté, les
frontières des Etats se sont déplacées, se déplacent et se déplaceront,
notamment en conséquence du recours par les peuples du droit à
l’autodétermination : la carte politique du monde de l’époque des accords
de Helsinki diverge largement de ce que nous voyons aujourd’hui et, soyons honnête,
ni la Crimée ni Sébastopole n’en sont les changements majeurs.
Par ailleurs, la doctrine juridique a suffisamment précisément développé
les critères déterminant les relations entre les principes d’intégrité territoriale
et de droit à l’autodétermination, et les cas dans lesquels un principe doit
céder la place à l’autre. Autrement dit, la doctrine a dégagé les cas dans
lesquels le peuple peut recourir au droit à l’autodétermination. Si l’on
n’entre pas dans les détails, il y a deux cas.
Le premier est évident : ce droit apparaît lors d’un accord entre le
gouvernement central et le territoire concerné. Il est clair que le
gouvernement central ne donne pas son accord au départ d’un territoire par pur
altruisme, mais sous l’effet d’une pression politique colossale, qui peut
parfois prendre la forme d’une résistance armée ou d’une guerre civile, mais
pas seulement. Il s’agit, en ce sens, de l’indépendance acquise par l’Algérie
ou de l’indépendance que l’Ecosse n’a pu obtenir, puisque le gouvernement
central, et de la France et de la Grande Bretagne, a finalement donné son accord
à l’organisation d’un référendum, et en Algérie et en Ecosse, même si ces
référendums ont eu lieu sous la pression d’évènements particuliers, qui n’ont, dans
les faits, que peu de choses en commun.
Mais pour autant, l’accord du gouvernement central est-il une condition
toujours nécessaire et obligatoire pour que les peuples puissent recourir au
droit à l’autodétermination ? Non, pas toujours. Et nous en arrivons ainsi
au deuxième cas, qu’il est possible de caractériser, d’une manière générale,
comme la perte de légitimité par le gouvernement central. Schématiquement, le
gouvernement central perd sa légitimité, encore une fois, dans deux cas : 1)
suite à une défaite lors d’un conflit mondial ou d’une guerre de ce type (voir
le sort de l’Autriche-Hongrie en 1918 ou de l’Allemagne en 1945) ; 2)
suite à une révolution sociale, et indépendamment du fait que l’on appelle
cette révolution coup d’ Etat (avec dénigrement) ou Grande Révolution
(avec fierté). D’un point de vue juridique, nos émotions n’y changent rien.
Laissons la guerre de côté, d’autant plus que parfois la perte de
l’intégrité territoriale qui en est consécutive s’accompagne du droit des
peuples à l’autodétermination (l’Autriche-Hongrie en 1918) et parfois non
(l’Allemagne en 1945). Ce qui nous intéresse, c’est le phénomène de la
révolution sociale, puisque c’est justement lui qui a conduit en 2014 la Crimée
et Sébastopole à recourir au droit à l’autodétermination.
Le fait qu’il y ait eu en Ukraine une révolution sociale n’est contesté par
personne, le pouvoir central ukrainien ne cesse de le répéter. L’étonnant est
ailleurs. D’une part, l’Ukraine rejette la filiation constitutionnelle avec le
régime précédent, ce qui est inévitable lors d’un processus révolutionnaire,
alors que d’un autre côté elle ne cesse de se référer aux fondements
constitutionnels de l’étatisme ukrainien, en indiquant l’ancien ordre
constitutionnel, ce qui est incompatible avec le principe des révolutions.
Ce qui, effectivement, est un non-sens. Si le processus constitutionnel est
interrompu en raison de la révolution, l’interruption va entraîner
l’interruption des différents segments du système constitutionnel, notamment
l’interdiction de sortir du cadre étatique de l’Ukraine. Comment, dans cette
situation, pourrait fonctionner l’ancienne Constitution et les anciens organes
publics ? Et si le processus n’est pas interrompu, alors en Ukraine a eu
lieu un coup d’Etat avec toutes ses conséquences juridiques et pénales. Dans
ces circonstances, le nouveau pouvoir ne peut d’aucune manière fonder sa
légitimité : et dans 10 ans ce nouveau pouvoir sera celui d’un groupe de
putschistes, gardant le pouvoir par la force. Le destin de Pinochet en est un
exemple éclatant et aucun progrès économiques ne lui ont permis de dépasser son
déficit de légitimité.
En réalité, la situation est loin d’être simple pour l’Ukraine sur le plan
du droit international, et indépendamment de la question de l’intégrité
territoriale, car personne n’a annulé la question de la succession juridique.
Nous savons bien qu’il « existe plusieurs conceptions de la succession [de
droit international] lors d’une révolution sociale et selon l’une d’entre
elles, la révision des droits et des obligations est fondée dans le cas de
l’apparition d’un nouveau sujet de droit international – un Etat de type
historique nouveau. Conformément à une autre [conception], la révolution
sociale, entraînant de profonds changements socio-économiques dans le pays,
n’influence pas pour autant la détermination en droit international du pays
comme sujet de droit international, toutefois, en fin de compte, elle ouvre la
voie à la révision de certains droits internationaux et obligations »
(Dictionnaire de droit international, Moscou, 1986, p. 303). Quelle conception
doit être appliquée à l’Ukraine ? A quel mémorandum de Budapest se réfère
à chaque fois le pouvoir de ce pays, si la question de la succession juridique
n’est pas réglée ? Il n’est pas suffisant d’en appeler à la « Grande
révolution ukrainienne », encore faut-il réfléchir aux conséquences de ses
actes et de ses paroles.
Mais revenons sur le plan constitutionnel. Ainsi, l’ancien pouvoir a perdu
sa légitimité en conséquence de la révolution sociale. Or, ce nouveau pouvoir
n’est pas celui d’un seigneur féodal étranglant son adversaire et héritant de facto ainsi de ses gens et de son
territoire. C’est pourquoi le nouveau pouvoir se retrouve dans l’obligation de
gagner leur reconnaissance en lançant un nouveau processus constitutionnel
fondateur. Et c’est justement à ce moment, que les territoires libérés du cadre
de l’ancien ordre constitutionnel, détruit par le pouvoir révolutionnaire,
commence à résoudre cette question shakespearienne : être dans le nouvel
Etat ou s’autodéterminer ? De quel séparatisme peut-il être question, si
l’ancien contrat social a été détruit par les événements
révolutionnaires ? Que va faire alors le nouveau pouvoir dans une telle
situation ? S’efforcer de convaincre les gens et les territoires de
conclure un nouveau contrat social et relancer juridiquement l’Etat.
Comment ? Soit par la force de la baïonnette, soit par le dialogue
politique et le compromis. Pour des raisons évidentes, la seconde voie est
toujours meilleur que la première.
Prenons trois exemples. Les bolcheviques, malgré tout leur anti-juridisme,
connaissait parfaitement le b.a.-ba du droit. Et
il ne leur est pas venu à l’esprit en 1917 de déclarer l’intégrité territoriale
et leur droits sur l’Empire russe. C’est pourquoi après la guerre civile, la
sortie de la Finlande, de la Pologne etc, l’apparition de toute une série de « république
d’extrême-orient» et autres, il a fallu conclure l’Accord de l’Union
soviétique en 1922. Ce n’était pas un simple caprice, mais une nécessité
juridique dont ils furent conscient, malgré la consubstance du marxisme avec
les idées de « la mort du droit sous le communisme », « la
révolution mondiale », etc. Et après la chute de l’URSS, la Russie s’est
trouvée dans la même situation, relançant le processus constitutionnel,
augmentant le statut juridique de régions administratives à celui d’entités
fédérées, concluant des accords spéciaux avec les autonomies (Tatarstan, etc)
et même passant par les accords de Khassaviourt[1]. La Kirghizie a suivi
à peu près le même schéma après la révolution de 2010 (si l’on met à part les
événements étranges et complexes de Och[2]) :
début immédiat d’un nouveau processus constitutionnel, président temporaire,
référendum, dialogue avec toutes les régions et les forces politiques, pour que
personne ne se sente mis à l’écart, etc.
Si l’on revient à l’Ukraine, théoriquement, le
nouveau pouvoir révolutionnaire, à la recherche d’une nouvelle légitimité et
tentant de garantir l’intégrité territoriale de l’Etat, aurait dû immédiatement
s’occuper du cadre constitutionnel et du dialogue politique avec toutes les
régions et les forces politiques, pour les convaincre de ce que le nouveau
régime politique, pour eux, est un bien et non un mal.
Et que s’est-il passé à la place de cela ? D’un
côté, un retournement inexplicable vers l’ancien ordre constitutionnel. D’un
autre côté, les « trains de l’amitié »[3], la
destruction des monuments historiques, l’annulation de la loi sur les langues,
etc. Bref, tout ce qui divise, et non tout ce qui réunit. Pourquoi cela s’est
passé de cette manière ? Ayant pu observer des processus identiques en
2010 en Kirghizie
et connaissant personnellement leurs consultants occidentaux et géorgiens, qui
le régime ukrainien également aime tant, l’hypothèse de l’incompétence est
exclue. L’algorithme de la mise en oeuvre d’un processus constitutionnel
adéquat, et sans remise en cause de l’intégralité territoriale, était
parfaitement connu.
L’intérêt était semble-t-il ailleurs. Imaginons un
instant que les nouveaux dirigeants ukrainiens aient commencé à agir dans les
règles de l’art, à inviter les représentants de toutes les régions, à préparer
un nouveau projet constitutionnel, aient tenté de convaincre chacun de
reconnaître le nouveau régime et de partager leurs valeurs. Qu’est-ce qui en
aurait suivi ? Dans le meilleur des cas, on aurait à nouveau obtenu cette
même Ukraine, avec sa neutralité, son Sud-est orienté vers la Russie, son Ouest
orienté vers la Pologne et l’Europe, etc.
L’intégralité territoriale aurait été préservée,
mais à quoi bon dans ce cas organiser un Maïdan ? Toutefois, la situation
pour les révolutionnaires aurait pu être encore pire, puisque le dialogue est
une recherche du compromis, dans le cadre duquel il est nécessaire de faire des
concessions, notamment en ce qui concerne la question de la langue russe. En
fin de compte, le droit des républiques de sortir de l’URSS et l’appel
légendaire lancé par Boris Eltsine « prenez autant de souveraineté que
vous en voulez » ne résultent pas d’un coup de tête, mais de ce fameux
dialogue politique et des compromis. C’est pourquoi le choix pour une Ukraine
pro-occidentale fut fait avec celui de la contrainte par la force, qui devait
permettre de résoudre le problème des « deux Ukraines ». Mais ce
choix s’est révélé être une impasse juridique et destructeur sur le plan
constitutionnel.
En conséquence de cela, les conditions du droit à l’autodétermination
ont été réunies pour les territoires ukrainiens : a) perte par le pouvoir
central de sa légitimité formelle sous forme de révolution sociale (coup d’Etat) ;
b) non seulement le rejet d’intégrer les régions concernées dans le processus
de préparation du nouvel ordre constitutionnel, mais l’adoption par le pouvoir
révolutionnaire de mesures allant directement à l’encontre de l’intérêt de ces
régions. Après la réunion des conditions théoriques du droit à l’autodétermination,
encore faut-il une organisation politique autonome des territoires qui veulent
s’autodéterminer (troisième condition). Ici, il n’y a pas eu de problèmes,
puisque depuis plusieurs dizaines d’années, la Crimée et Sébastopole se sont
occupés de l’autonomie de leur organisation politique. En résultat de cette autonomie
politique, ont suivis la déclaration d’indépendance et le référendum. Tout ce
qui s’est passé ensuite en Crimée et à Sébastopole n’a aucun rapport avec l’intégralité
territoriale de l’Ukraine.
Remarquons également qu’aucun processus de réforme
constitutionnelle n’a finalement eu lieu en Ukraine à ce jour. Cela ne doit pas
inquiéter ni la Crimée, ni Sébastopol qui font partie de la Russie, mais le
pouvoir ukrainien actuel, dont la position concernant l’intégralité
territoriale de l’Ukraine n’est toujours pas très claire.
Pour des questions plus générales. S’il y a encore
100 ou 200 ans, le phénomène révolutionnaire était un phénomène exceptionnel,
suite auquel les juristes réfléchissaient pendant des dizaines d’années à ses
conséquences juridiques, aujourd’hui les révolutions constituent presque un
nouveau mode de gouvernance. La quantité de Marat et de Robespierre s’est
démultipliée, mais ils ne veulent pas penser aux conséquences. En ce sens, les
futurs révolutionnaires doivent tirer les leçons de la révolution ukrainienne :
abattre le pouvoir signifie abattre l’Etat dans toute sa dimension
territoriale, en conséquence de quoi, les régions détiennent le droit à l’autodétermination,
si pour quelques raisons que ce soit elles ne partagent pas les valeurs du
pouvoir révolutionnaire. Tant que les « révolutions de couleur »
consistaient en une contestation des processus électoraux et en l’organisation
d’un nouveau tour d’élections, la question ne se posait pas.
Mais la radicalisation des « révolutions de
couleur » a conduit à la radicalisation de leurs conséquences, notamment
en ce qui concerne l’intégrité territoriale, ce qu’il faut avoir à l’esprit.
Texte traduit par Karine
Bechet-Golovko
[1] Mettant fin à la première guerre en
Tchétchénie, ils furent signés en août
1996. (note du traducteur)
[2] Deux mois après la révolution,
environ 250 000 ouzbeks ont du quitter la Kirghizie, leur pays natal, en
conséquence de la crise ethnique entre kirghizes et ouzbeks. (note du traducteur)
[3] Dans les premiers jours du coup d’Etat,
les nouvelles autorités menaçaient d’envoyer des trains venant de l’ouest vers
la Crimée et le Donbass pour s’occuper de la population. (note du traducteur)
Eric de Lorient,
RépondreSupprimermerci pour votre blog que je suis assidument, il me donne des informations que je ne verrais nul part ailleurs. Votre travail est très important, je vous souhaite une bonne année 2015 et espère sincèrement pour cette année l'autonomie du Donbass et de Donesk puisque le gouvernement Ukrainien ne cherche que cela.
un éclairage très intéressant sur la Crimée, merci pour cette traduction
RépondreSupprimerMerci pour cet expose logique ainsi que pour les interessants rappels historiques qui l accompagnent.
RépondreSupprimerBonnes fetes de fin d'annee!
Bravo à nouveau pour votre site que je suis depuis que je l'ai découvert il y a plusieurs mois.
RépondreSupprimerVos informations sont très importantes pour ma compréhension du fonctionnement mondial, la crise ukrainienne étant pour moi un révélateur évident de choses qu'on n'aurait pas osé imaginer il y a seulement un an en arrière.
Bonnes fêtes et bonne année.
Merci pour cet éclairage.
RépondreSupprimerUne petite remarque technique : les liens des notes pointent vers des documents sur un disque dur quelque part :(
Je me permets de signaler ce texte
http://www.les-crises.fr/l-ineptie-des-sanctions-economiques-par-arnaud-dotezac/
d'Arnaud Dotézac, paru dans la revue Market, Genève, numéro 118, septembre-octobre 2014, repris sur le site "les-crises.fr" dans lequel on peut lire l'analyse juridique que fait l'auteur, chargé de cours en droit comparé à l’Université de Genève et membre du Centre d’histoire et de prospective militaire suisse (CHPM), des événements de Crimée.
merci...vous m aidez beaucoup! je n'arrivais pas a me decider ds la primauté du droit..là c'est clair!
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