Publications

vendredi 14 avril 2017

Affaire de Beslan: quand la CEDH apprécie étrangement la lutte contre le terrorisme



La tragédie de Beslan en 2004 est toujours très présente dans la conscience collective russe. Plus d'un millier d'otages, et pour une grande partie des enfants, une trentaine de terroristes armés jusqu'aux dents et prêts à mourir avec leurs otages, 3 jours de privations, de violences sur les civils, des explosions et l'intervention des forces russes. 334 morts, dont 118 enfants. La CEDH vient de décider que la Russie n'avait pas pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher la commission de l'attentat, que les mesures d'intervention prises pour sauver les gens n'étaient pas proportionelles à la mise en danger des civils et que l'enquête menée a été inefficace, notamment parce qu'elle n'a pas permis un droit de regard du public.


Le 1er septembre est toujours l'occasion d'une grande fête nationale en Russie. C'est la rentrée des classes, tous les enfants se retrouvent à l'entrée des écoles du pays, dans leurs petits costumes tout neuf, avec leurs jupettes et pompons blancs dans cheuveux. Cette journée est emprunte d'une émotion particulière, d'une grande fébrilité. Les grands conduisent les petits dans leurs classes, en musique et avec un lancé de ballon. Il y a comme un rite sacré.

Une tragédie sans précédent

Le 1er septembre 2004, la tragédie s'est produite:
Au petit matin du 1er septembre 2004, plus de trente terroristes lourdement armés traversèrent la frontière administrative qui sépare l’Ingouchie de l’Ossétie du Nord. À 9 heures, la cérémonie de rentrée scolaire commença dans la cour de l’école n o 1 de Beslan. Quelques minutes plus tard, les terroristes encerclèrent les participants à la cérémonie et les rassemblèrent (plus de 1 100 personnes, dont environ 800 enfants) dans le gymnase de l’école. Ils transformèrent l’établissement en place forte et minèrent le gymnase. Ils exécutèrent plusieurs otages, refusèrent toutes les propositions visant à améliorer la situation des otages et, à partir du 2 septembre, refusèrent même de laisser leurs victimes boire de l’eau. Les forces de sécurité encerclèrent les lieux. Un centre de commandement opérationnel (« le centre de commandement ») fut établi pour la gestion de l’opération et la négociation avec les terroristes, lesquels posaient des revendications politiques. Le 3 septembre à 13 heures, deux puissantes explosions retentirent dans le gymnase. Certains otages essayant de s’enfuir par le trou que ces explosions avaient fait dans le mur, les terroristes firent feu sur eux, ce qui déclencha un échange de tirs avec les forces de sécurité. Celles-ci reçurent alors l’ordre d’investir le bâtiment
Après l'intervention des forces de l'ordre, il y a eu 334 morts, dont 318 otages, parmi lesquels 118 enfants. Ont également trouvé la mort 10 membres des forces spéciales, 2 sauveteurs, 15 policiers. 810 personnes ont été blessées de part et d'autre.

L'intervention fut particulièrement difficile, car les terroristes utilisaient les enfants comme bouclier humain. Plus concrètement, ils s'entouraient d'enfants lorsqu'ils se mettaient en position pour tirer. Plusieurs vidéos ont été diffusées, voici par exemple - Attention +18:




Une émission intéressante est sorti à ce sujet, 10 ans plus tard. A propos de l'intervention des forces spéciales, il a été reconnu que les services de sécurité n'étaient pas forcément en bon état après les années 90, car ils n'avaient manifestement pu prévenir cet acte de terrorisme. Par ailleurs, les forces spéciales n'étaient pas prêtes à faire face à des terroristes se cachant au milieu des enfants. Il a fallu du temps pour restaurer ces forces, comme pour l'armée. La réaction était très difficile à organiser, surtout face à des gens qui sont prêts à mourir. Pour les russophones, je vous propose de regarder cet intéressant reportage:



Les aspects juridiques

Entre 2007 et 2011, 409 personnes ont déposé une plainte devant la CEDH contre la Russie, estimant que l'enquête n'avait pas été suffisamment efficace. En juillet 2015, le recours a été accepté et la Cour vient de rendre son verdict, reconnaissant la Russie coupable de diverses violations de l'article 2, le droit à la vie, et la condamne à payer environ 3 millions d'euros aux requérants. Et surtout, la Cour précise:
Elle dit également que les exigences que devra respecter l’enquête menée actuellement sur les faits devront être déterminées à la lumière de ses conclusions relatives aux défauts de cette enquête à ce jour 
Cette injonction est difficilement compatible avec le statut de la CEDH, qui n'est pas une Cour suprême des juridictions nationales, mais une juridiction internationale, ayant un autre domaine de compétences, n'intervenant que pour l'appréciation des règles et des actions nationales au regard des normes de la Convention. Elle n'est pas compétente pour déterminer la relation des faits avec le droit interne.

Avant de regarder le fond de l'argumentation de la Cour, il faut soulever la question du champ d'application de l'article 2, théoriquement le droit à la vie. Or, il concerne dans ses points 2 et 3 l'enquête et la phase pré-judiciaire du procès. Quel est le rapport avec le droit à la vie, même dans une conception très large du terme? Cela aurait plutôt rapport avec une vision large du procès équitable, car quelle équité sans enquête efficace et impartiale? Mais malheureusement, les mauvaises rédactions, volontaires ou non, de la Convention européenne ne seront pas modifiées, car elles sont trop utiles à la Cour.

Dans l'arrêt de la Cour, dont le compte-rendu est publié sur le site, une attention particulière est portée aux moyens utilisés pour lutter contre les terroristes, pour voir s'ils étaient proportionnels au danger. Or, sans arguments particuliers, la Cour estime les moyens utilisés disproportionnés. En l'occurrence, c'est la législation nationale qui détermine les critères. La Conventions européenne, ici, n'y est pour rien. Surtout que le critère principal retenu par la Cour est le nombre de victimes. Etrangement, le danger présenté par les terroristes et leur nombre semblent moins important. C'est une position très contestable et très subjective.

Il est également surprenant que la Cour européenne donne une appréciation du travail des services de renseignement qui auraient eu les informations suffisantes et n'auraient pas permis d'empêcher l'attentat. Avec la fréquence des attentats aujourd'hui perpétrés en Europe, cet argument semble pour le moins déplacé, très hypocrite. Surtout qu'à la différence, notamment de la France, la Russie n'a toujours pas suspendu la Convention européenne des droits de l'homme et ne vit pas en régime d'exception. La CEDH veut-elle lui conseiller de suivre cette voie démocratique française?

Par ailleurs, l'enquête est considérée comme inefficace, car non seulement les enquêteurs n'ont pas envisager suffisamment précisément certains aspects de l'affaire, mais ils n'ont pas tout rendu public. Comme le rappelle le sénateur russe Klichas, la Cour n'a pas les éléments nécessaires pour apporter ce type de conclusions, puisque, évidemment, en matière de terrorisme, tout ne peut et ne doit être dévoilé. Ici l'on voit la limite de la compétence objectivement possible d'une juridiction internationale.

L'on soulignera que deux juges ont émis une opinion dissidente, le juge russe Dedov et Hajyev d'Azerbaïdjan, selon lesquels les accusations portées contre la Russie lui reprochant de n'avoir pas pu réduire le risque pour les civils sont particulièrement floues et ne tiennent pas compte des circonstances très spéciales de l'espèce, qui ne permettaient pas objectivement aux forces étatiques de maîtriser totalement la situation.

Le ministère de la justice et le Kremlin ne reconnaissent pas le bien fondé de cette décision et vont faire appel. Ce qui est plus surprenant, c'est la réaction de certaines personnalités attendant avec impatience la ratification du 15e Protocole, devant, soi-disant, permettre de restaurer la compétence nationale.

L'illusion du 15e Protocole

C'est une illusion. Ce 15e Protocole est le résultat d'un faux compromis pour atténuer les tensions entre les Etats et la Cour suite à l'extension incontrôlée du champ de son contrôle par la Cour elle-même. Il est censé introduire le principe de subsidiarité et une marge d'appréciation nationale en échange d'une possibilité de remettre en cause le double degré de juridiction au profit de la grande Chabre, sans l'accord des parties pour les affaires les plus importantes, et de faciliter le rejet des affaires.

C'est un faux deal. Tout d'abord, parce que le droit européen est de toute manière soumis au principe de subsidiarité par rapport au droit national, puisque c'est du droit international intégré, mais international. Ensuite, la CEDH intervient sur un autre corpus de normes (entre le niveau national et européen) et non au simple niveau national. Les Etats bénéficient donc évidemment du droit d'interpréter les normes nationales, de qualifier juridiquement les faits au regard du droit national et non du droit européen, etc. C'est du bluff. D'autant plus que la Cour a tout de suite limité les possibilités nationales en précisant que dans l'exercice de leur marge d'interprétation, donc d'interprétation des normes nationales, les Etats doivent se rapporter à la jurisprudence de la Cour pour comprendre comment interpréter. Au final, les Etats risquent de perdre plus que d'y gagner.

En revanche, ce qui est bien réel, c'est la remise en cause du principe de double juridiction. Dans le doctrine, cette remise en cause est acceptée lorsqu'il s'agit des affaires mineures, pour désengorger la justice. Il y a une certaine logique. Ici, il s'agit à l'inverse de déférer directement et uniquement à la Grande Chambre les affaires les plus importantes, c'est contraire à la logique procédurale classique. Autrement dit, la Cour ne va surtout s'intéresser qu'aux affaires les plus importantes. Ce qui est confirmé par les deux autres réformes, à savoir la réduction du délai de recours individuel et l'élargissement de la possibilité de rejeter les petites affaires (modification art. 35). 

Ce Protocole veut transformer l'idée de la CEDH, sortir d'une juridiction devant intervenir dans les affaires courantes, celles des citoyens, logique découlant du 11e Protocole, pour la concentrer sur une justice attachée aux grandes affaires, donc beaucoup plus politique. L'on passerait ainsi de la conception européenne de la justice, avec des Cours suprêmes qui traitent beaucoup d'affaires à une justice suprême sélective et politique sur le modèle anglo-saxon. Pour exemple, la Cour de cassation traite plus de 20 000 affaires par an quand la Cour suprême des Etats Unis en traite environ 70. 

L'on passerait ainsi à une justice des Etats et il ne reterait pas grand chose de la marge nationale d'appréciation ou du principe de subsidiarité. Si les autorités russes considèrent la Cour aujourd'hui déjà politisée, ils vont l'adorer lorsqu'ils auront ratifié ce Protocole. Qui, par exemple, ne leur permettrait pas de faire appel de cette décision, qui certainement aurait été prise par la Grande chambre directement, vue son importance.

En ce qui concerne la CEDH, elle gagnerait en légitimité à pratiquer l'autolimitation. Mais sa fonction est devenue trop idéologique pour cela. Ce n'est plus la même Cour que celle qui a été créée. Et elle est ici à la limite de l'ingérence politique.




3 commentaires:

  1. Bonjour,
    "A la limite de l'ingérence politique..." Dans quel sens voulez-vous parler ? En y étant déjà et en essayant de s'en extraire ? Non bien sûr.
    Il paraît plausible de penser qu'aujourd'hui la CEDH est inspirée par une idéologie qui contamine négativement le monde entier.
    Par ailleurs, je pense qu'aujourd'hui tout ce qui peut ajouter à ce qu'on a déjà ajouté pour assombrir l'image de la Russie est recherché.
    Tout ce cheminement prend une proportion inquiétante pour l’avenir du Monde. Plus inquiétant encore, hormis les peuples dits de l’Est, les peuples occidentaux ne s’intéressent à leur avenir que de manière très floue et incertaine.
    Ils sont déjà soumis à cette idéologie destructrice.
    Ce n’est pas bon tout ça !

    RépondreSupprimer
  2. Au delà des considérations juridiques extrêmement pointues, il parait évident désormais que le droit-de-l’hommisme est devenu la porte d'entrée pour l'ingérence dans les affaires des États.
    Mais dans le fond quelle légitimité a réellement la Cour européenne des droits de l'homme quand on connait l'hystérie de la politique internationale actuelle ?
    En ce qui concerne le cas de la France, son code civil qui date de Napoléon se voit régulièrement remis en cause par la CEDH et est réécrit en jurisprudences parfois douteuses sur le modèle anglo-saxon. On veut coincer les peuples dans une justice "globale".
    Une justice internationale est un leurre. Les affaires internationales ne sont qu'un rapport de force permanent.

    RépondreSupprimer
  3. Les russes adhérent à la CEDH, mais personne ne les empêchent d'en sortir. C'est ce que je ferais à leur place, parce que là franchement, la CEDH a dépassé la mesure et se fout du monde.
    Que veulent exactement ces 409 plaignants? Une enquête plus minutieuse, une meilleure indemnisation, la condamnation du gouvernement de l'époque? Quel est le pays au monde qui aurait pu gérer ce qui s'est passé à Beslan mieux que ne l'ont fait les russes?

    RépondreSupprimer

L'article vous intéresse, vous avez des remarques, exprimez-vous! dans le respect de la liberté de chacun bien sûr.