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mercredi 27 mai 2020

Le Centre fragilisé : un ancien gouverneur russe conteste en justice l'oukase présidentiel de janvier le démettant de ses fonctions

Ignatiev, gouverneur, obligeant l'officier à sauter pour attraper la clé


Le pouvoir est une question de conventions plus que de règles formelles. Au-delà des droits et obligations prescrits par les textes, la pratique fixe dans chaque pays les frontières du possible, les manières de faire et détermine les interdits. En Russie, même si le gouverneur de la région est en général élu au suffrage universel, le Président garde la prérogative, établie par la législation, de le démettre de ses fonctions, dans certains cas et selon une certaine procédure. Aucun gouverneur, sous la présidence Poutine, n'a jamais porté plainte en justice contre l'oukase présidentiel le démettant de ses fonctions. Jusqu'à aujourd'hui. L'ancien gouverneur de Tchouvachie, Mikhail Ignatiev, pour avoir  eu publiquement un comportement indigne a été démis de ses fonctions en janvier sur le fondement de la perte de confiance. Maintenant, il a déposé un recours devant la Cour suprême. Donc c'est possible, à nouveau, comme à l'époque de Boris Eltsine. Maintenant, c'est possible, 4 mois plus tard, pas à l'époque. Ce qui, quelles que soient les suites judiciaires, souligne un affaiblissement du pouvoir central, signe extrêmement dangereux dans un pays comme la Russie, où la gouvernance est non seulement centralisée , mais aussi personnalisée.


Bien qu'élus par la population ou par les députés locaux, les gouverneurs des régions, selon la législation fédérale, peuvent être démis de leurs fonctions par le Président, dans certains cas, notamment pour perte de confiance. Cette disposition, qui peut surprendre, est en fait un verrou de sécurité face au caractère fédéral de l'Etat russe. La notion est certes très large et n'a jamais fait l'objet d'une précision, détail par ailleurs aussi impossible qu'inopportun, la politique a besoin de souplesse. Surtout en tenant compte de la culture politique locale.

Tel fut le cas du gouverneur de Tchouvachie, Mikhail Ignatiev, en poste depuis 2010, qui est tombé suite à la révélation d'un scandale en janvier de cette année. Alors qu'ils remettaient les clés de nouveaux véhicules pour le département des circonstances exceptionnelles (assez proche des pompiers), il a obligé l'officier supérieur à sauter comme un chien pour attraper la clé, devant le corps de ses collègues réunis, qui mal à l'aise ont quand même applaudi. Voici en images :


Après ce scandale, le gouverneur Ignatiev a, heureusement, été démis de ses fonctions. Cela s'est passé en janvier. Aucun gouverneur démis de ses fonctions sous la présidence Poutine, surtout après un comportement aussi indigne, n'a jamais contesté en justice l'oukase présidentiel. L'autorité et la légitimité de la personne du "chef" l'emportaient sur les rapports juridiques de compétences entre le Président et le Gouverneur. 

Cette convention vient d'être rompue. Le 20 mai, Ignatiev a déposé un recours devant la Cour suprême (ici), contestant la validité de l'oukase du Président de la Fédération de Russie du 29 janvier 2020 N°68 mettant fin avant terme à ses fonctions de gouverneur de la région de Tchouvachie. Le recours est donc directement dirigé contre le Président russe, étant auteur de l'acte contesté. La cour se réunira pour le premier examen de l'affaire le 30 juin. Le juge qui va examiner l'affaire est V. Kirillov, procureur, puis de 2003 à 2007 l'un des juges de la Cour suprême de la région de Tchouvachie, donc avant qu'Ignatiev n'entre en fonction.

Des opposants, comme Navalny, avaient déjà tenté de déposer des recours contre le Président, pour se faire de la comm. Mais c'est la première fois depuis 20 ans que le recours vient d'une personne systémique, un ancien gouverneur, certes pourri, mais qui est resté 10 ans en fonction avant de perdre la "confiance". Pour retrouver des cas similaires, il faut remonter aux années 90, quand le pouvoir était beaucoup plus faible, et que les gouverneurs des régions de Briansk et Lipetsk avaient contesté en justice la décision de Boris Eltsine de les démettre de leurs fonctions.

Donc, c'est à nouveau possible ? Et derrière la Cour suprême, qui ne va probablement pas remettre en cause la validité de l'oukase - et qui vient déjà d'écarter une partie des demandes quant à l'octroi de garanties sociales - il y a la CEDH, qui elle se fera un plaisir d'examiner, il va y avoir toute l'opposition "progressiste" et "pro-européenne" qui, puisque c'est devenu possible, va tenter de mordre un peu, pour participer à la fête qu'elle espère depuis si longtemps. Quand un pouvoir fort et personnalisé donne un signe, interprété comme de la faiblesse, il déstabilise tout l'agencement. Ceux qui sont les premiers à applaudir avant de mettre la main sur le coeur commencent à avoir peur d'applaudir trop fort et rangent les mains dans les poches, ceux qui crient en geignant tentent d'affermir leur voix de fausset. Cela ouvra la voie à tous les possibles, puisque la convention de gouvernance est ébréchée.

Quel que soit l'avenir judiciaro-politique de cette affaire, le fait même qu'elle ait pu avoir lieu est un mauvais signe pour la solidité du pouvoir central. Et donc pour le pays. Car cela signifie que si en janvier, Ignatiev n'a pas osé, aujourd'hui il estime (ou ses conseillers-curateurs) le centre suffisamment affaibli - et effectivement il y a des signes - pour pouvoir partir au combat et briser les conventions de pouvoir.

PS: Une information surprenante est tombée peu après l'annonce du dépôt de recours : Mikhail Ignatiev a été hospitalisé à Saint-Péterbourg pour une double pneumonie, dans un état grave. Les voies du Seigneur sont impénétrables.

5 commentaires:

  1. J'en conclue qu'il faut 4 mois à un officiel pourri pour se trouver des guaranties auprès de sponsors occidentaux.

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  2. Une bonne dose de remdesivir et lopinavir et on ne parle plus de sa pneumonie ni de lui. 😁

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  3. Je ne crois pas que la CEDH soit compétente à outrepasser la législation russe qui prime sur toutes les autres juridictions externes à la Russie. A vous d'en juger.

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    1. La Russie a reconnu la compétence de la CEDH, elle est donc compétente. La seule limite : ses décisions ne peuvent pas remettre en cause les normes constitutionnelles - même si elle le fait parfois, et pas uniquement à l'égard de la Russie.

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  4. C'est tout de même mauvais signe alors que Vladimir Poutine songe à terme à se retirer des affaires.
    Cela montre bien qu'il s'agit d'une guerre continue. Il ne manquera jamais de vautours, il faut donc ne jamais faiblir.

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