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lundi 13 mai 2024

Gouvernement russe : comment interpréter le départ de Choïgou et l'arrivée de Beloussov ?


La formation du nouveau Gouvernement ne s'est pas passée sans sensation, ce qui est surprenant en période guerre. Choïgou quitte le ministère de la Défense, mais avec une promotion pour le Conseil de sécurité, quand Beloussov, économiste, l'y remplace. Avec en arrrière-plan une question non moins importante : où ira Patrouchev, remplacé par Choïgou ? Le tout avec une question latente, à laquelle nous n'aurons pas de réponse : quel mouvement initial a déclenché les autres en chaîne ?

Sergueï Choïgou, ministre des Situations d'urgence (ministère qu'il a monté) de 1994 à 2012 puis ministre de la Défense depuis 2012, avait lors de sa nomination et jusqu'au début de l'Opération militaire, plutôt bonne réputation. Il est arrivé en poste après le désastre de Serdioukov, qui s'est retrouvé touché par un scandale de corruption. En poste, il est revenu sur certaines réformes contre-productives et radicalement globalistes de son prédécesseur, qui avait quasiment privatisé l'armée, après l'avoir plus que "dégraissée", comme l'on disait en France. Mais dans l'ensemble, la ligne néolibérale a été conservée, toutefois sans radicalité. 

Il a commencé à être fortement attaqué dès 2022. Très rapidement, après l'escroquerie des négociations d'Istanbul, quand l'armée russe a commencé à reculer systématiquement et que les autorités chantaient sur toutes les ondes les vertus des "retraits stratégiques", quand ensuite il fut difficile de stabiliser la situation sur fond de conflit d'intérêts entre l'armée privée, mais entièrement financée par l'Etat, de Prigogine, et le commandement de l'armée régulière, une grande partie des "blogeurs" militaires et patriotes ont ouvertement pris le parti le Prigogine, et certains même après qu'il ait lancé les chars contre Moscou et fait tuer des militaires russes. D'une manière générale, Choïgou a alors incarné la faiblesse de cette armée d'un côté néolibérale, légère et technologisée, avec des officiers qui n'ont aucune expérience de guerre classique de haute intensité, et d'un autre côté, une armée fortement bureaucratique et lourde dans la prise de décision. En tant que ministre, c'est logique qu'il porte la responsabilité du ministère qu'il dirige, même s'il n'est objectivement pas la source de tous les problèmes de cette institution, qui sont stratégiques et idéologiques, et dépassent largement sa personne. 

Dernièrement, un scandale, le scandale de trop, avec l'émergence des affaires de corruption à grande échelle dans le cadre de l'affaire Ivanov. Qui était sous surveillance depuis longtemps. Donc une question : il a perdu son immunité, parce qu'il était déjà connu que ChoÎgou partait, ou c'est à cause de ce scandale de trop que Choïgou est parti ?

Rappelons quand même que Choïgou a été nommé Secrétaire du Conseil de sécurité, ce qui est une sinécure plus que dorée et ne ressemble en rien à une punition. Par ailleurs, il sera en même temps l'adjoint de Poutine dans la Commission de l'industrie militaire et dirigera le travaille de l'Agence de coopération en matière d'industrie militaire, qui sort ainsi du ministère de la Défense et passe au Conseil de sécurité. il n'a donc pas personnellement perdu la confiance de Poutine.

Au Conseil de sécurité, Choïgou prend la place de Nikolaï Patrouchev, qui était directeur du FSB (1999-2008), puis Secrétaire du Conseil de sécurité depuis 2008. Où partira Patrouchev, cela est pour l'instant inconnu. Peskov a annoncé que la décision sera annoncée dans quelques jours. Il faut souligner que Patrouchev est un poids lourd dans le milieu du Bloc de force, son fils au Gouvernement s'occupe de l'agriculture et a été monté au rang de vice-Premier ministre.

Est-ce le départ de Patrouchev, qui a entraîné la nécessité de le remplacer et lancer le mouvement ou bien est-ce la nécessité de déplacer Choïgou qui a entraîné la machine ?

Dans ce contexte, la nomination d'Andreï Beloussov, économiste, laisse perplexe. Beloussov a une excellente réputation, intègre, réfléchi. Il s'est régulièrement prononcé contre la globalisation et pour le respect des traditions, ce qui rassure. Mais pourquoi nommer un économiste à la Défense ? Cela pose également la question du transfert de la zone de pouvoir, qui passe de plus en plus ouvertement du Bloc de force, traditionnel détenteur, vers le Bloc socio-économique.

Il devient le second ministre civil de la Défense, après Serdioukov, qui fut nommé lorsqu'il fallut radicalement transformer l'armée sur le mode néolibéral, l'affaiblir et la déstructurer, afin de mettre à terre cet instrument trop puissant issu de l'heure de gloire soviétique. La mission fut accomplie. Nous étions à l'époque à l'heure du néolibéralisme triomphant et, indépendamment du discours de Munich, dans les faits, la Russie a pris à ce moment-là un très puissant virage globaliste, en renforçant le poids du privé dans les mécanismes étatiques de prise de décisions. 

Est-ce que la nomination de Beloussov n'entre pas dans cette même logique, d'un point de vue fonctionnel ? Et c'est ce qui inquiète, en période de guerre. Plusieurs remarques.

N'y a-t-il donc aucun militaire ou appartenant au bloc de force, qui soit apte à être ministre de la Défense ? Nous en revenons bien au dogme néolibéral : le privé est a priori plus fort que le public. Et les dogmes, ça ne se discute pas, ça se révèrent.

Le ministre de la Défense, dans cette logique, est donc un manager, il doit gérer les commandes publiques de l'armée, mais n'a strictement aucun lien avec la stratégie à mener. C'est une ligne intéressante en période de guerre ...

Il s'agit en gros de la ligne posée en Europe, qui a conduit à l'inefficience de plus en plus forte des services publics, avant leur réforme manageriale pourtant efficaces. Et cela dans tous les domaines : armée, hôpitaux, services administratifs, écoles, etc. Et c'est étrangement ce qu'affirme en gros Peskov : le budget global du bloc de force, et pas uniquement de la Défense, atteint avec la guerre 6,7% du PBI, l'on se rapproche de la situation du milieu des années 80. Il faut donc intégrer l'armée dans l'économie ... Bref, l'armée est une entreprise comme une autre. Je cite :

"Le ministère de la Défense doit être absolument ouvert à l'innovation, introduire toutes les idées avancées pour créer les conditions de la compétitivité économique, a-t-il conclu."

Avec qui le ministère de la Défense doit-il être en concurrence ? Quelle compétitivité économique de l'armée surtout en période de guerre ??? Quant à l'innovation, elle est importante, quand elle n'est pas un but en soi, un culte, mais qu'elle est au service des militaires au service du réel. Bref, en lisant ces paroles, on se croirait à Davos et non pas au Kremlin ... Nous voyons bien que si les missiles super sophistiqués sont utiles pour réduire la capacité de nuisance de l'ennemi, ils ne peuvent pas tenir un territoire : ils permettent de créer les conditions pour une avancée des troupes. Donc des hommes, qui doivent non seulement prendre les territoires, mais ensuite les tenir et les administrer. Ce qui est totalement absent de toutes ces paroles, c'est l'homme. Pas d'hommes, pas de victoire.

Mais au-delà du fait qu'une partie des élites semble absolument incapable de dire et voir le monde en dehors des concepts globalistes, l'histoire oblige et elle les oblige. Heureusement. Il y a donc certaines pistes, bien loin des "conditions concurrentielles" et délires fantasmagoriques technologiques encore issus de la littérature du siècle dernier, qui elles sont positives.

Beloussov est une personnalité en soi intéressante, forte et réelle, ce qui peut fausser le schéma néolibéral des managers. L'accumulation des scandales financiers et la conception patrimoniale de leur service par une partie des responsables bien nourris de cette armée de temps de paix obligent à une révision générale de la manière dont les fonds publics sont utilisés. Certains voient en Beloussov la personne apte à mettre en place un véritable audit et, qui sait, peut-être à en tirer les conséquences.

D'une manière stratégique, est-ce une manière de dire sans le dire, que la Russie passe en mode économie de guerre ? L'armée devient alors une impulsion de la relance de l'industrie, de la formation professionnelle et donc de l'économie. Mais l'armée est également à la source d'un renouvellement des élites, si l'on en croit les paroles de Poutine, qui à juste titre estime qu'avec ce conflit, une nouvelle génération se met en place, issue de l'armée combattante. Plus forte et plus saine, qui pourra sortir le pays d'un paradigme idéologique dépassé. Pourtant, un civil est nommé à la tête du ministère de la Défense.

Bref, beaucoup de questions. La pratique nous apportera quelques réponses.


30 commentaires:

  1. Nadine Dominicus van den Bussche, historienne et ecrivaine13 mai 2024 à 13:42

    Je ne crois pas pour autant que la Russie passe à un économie de guerre. Pour être pleinement une économie de guerre, il faut que la guerre soit indispensable à l’économie du pays surtout pour contrôler et s’approprier des richesses extérieures au pays. Nous pensons que la Russie n’en a pas besoin. Entrer dans une économie de guerre signifierait que la guerre devient un moteur de développement économique indispensable. Donc à partir de là, il faudrait sans cesse continuer à faire la guerre.

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    1. Nadine Dominicus Van den Bussche : YES
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      Complètement d'accord avec Nadine DVDB. Le concept d'économie de guerre sous-tend ce qu'elle explique plus ci-dessus.

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    2. Nadine, la réalité impose à la Russie de s'installer dans la guerre puisqu'elle vise à la gagner sans anéantir toute la population vivant en Ukraine. Ce sont les nazis qui sont visés et seulement eux, pour pouvoir créer les conditions de la paix.

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    3. Madame Busschen soyez réaliste, c'est une guerre totale que subit la Russie.
      Les Russes ne sont que 150 millions dont 60 millions de retraités. Les actifs doivent donc tous concourir à la défense de leur (immense) pays.

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  2. Un bon article qui appuie (légèrement), là où ça fait mal, histoire de montrer ce que nous ne voudrions pas voir.

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    1. Excellent article qui apporte des clarifications, notamment :
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      Choïgou n'a donc pas personnellement perdu la confiance de Poutine (contrairement aux médias d'ici qui parlent de limogeage alors qu'il est promu SÉCUROCRATE).

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  3. " on se croirait à Davos et non pas au Kremlin.
    Pas d'hommes, pas de victoire."
    Vous avez l'esprit de synthèse !

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  4. Je doute qu'un macro-économiste, un bureaucrate, puisse devenir un stratège de guerre. Il apportera de l'IA dans l'armée mais lancera-t-il les pilotes de guerre pour anéantir les armées nazies ? Trop coûteux un avion

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    1. Pas des raisons de douter
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      S'il est macro-économiste, tant mieux; cette compétence est suffisamment en adéquation avec son nouveau poste. Pour le reste, il n'aura besoin que de bien s'entourer des stratèges intègres.

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  5. Notre hôte connait bien la Russie ce qui n'est pas mon cas. La guerre est gagnée et va prendre un tour plus politique. D'ou l'intérêt de nommer un civil. Ensuite il faut innover pour que l'armée russe conserve ou accentue son avance sur les armées étrangères. Le transfert de technologie militaire vers le secteur civil est peut-être aussi a envisager. Il y a aussi tout le secteur spatial qui pourrait nécessiter un effort industriel conséquent. M. Patrushev est peut-être amené a remplacer M. le Président Poutine. Il faut qu'il se prépare dans l'ombre a assumer ces hautes fonctions. Du gros temps devant nous? Ou une embellie?

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    1. La guerre est gagnée (d'où l'ntérêt de nommer un civil)
      Vous en avez d'autres comme celle là ?

      Et il faut transférer la technologie des armes au civils. Mais Monsieur, ceux qui fabriquent les armes ne sont pas des soldats mais des civils !

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  6. 17 : 47 Comment firent les Russes pour mettre au point la propulsion MHD sans avoir un secteur civil ? Lol.

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  7. Choïgu est debarqué alors que l'armée rouge commençait à avancer.
    ?

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    1. Détournement médiatique
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      Serguei Choïgou N'EST PAS débarqué, il est promu; à tout le moins permuté.

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    2. Bien sûr qu'il est débarqué.
      Le président a attendu d'être réélu.
      Et le 9 mai pour honorer Choigu.
      Mais le Conseil de sécurité est un placard, comparé aux ministères que Choïgu a dirigés.

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  8. Pas besoin de faire un audit pour débusquer ceux qui ont des villas en Europe et y envoient leurs enfants. Le FSB les connait.

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  9. Merci beaucoup pour cette description très complête.

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  10. Derrière ces changements, il y a un plan de "la Russie à venir". Visiblement, dans notre magnifique jardin, les Mozart ne voient rien venir. Cela devient une constante. La Russie se prépare d'ores et déjà au monde d'après avec sa logique, son efficacité sans demander l'autorisation à l'hégémon. La prochaine réunion des BRICS se tiendra cet été en Russie... Bye-Biden...

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    1. Les BRICS ne constituent pas un front uni contre le Bloc sioniste International.

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    2. @22:38 - Cependant, l'ordre mondial multipolaire prend forme... Est-il encore nécessaire de raisonner en système de blocs?

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    3. Un système "multipolaire" est un système de plusieurs "pôles", donc de plusieurs "blocs". Personne ne le remet en cause ici. Soyons francs, ce n'est pas un système d'états souverains ... Mais ce peut être la voie vers un retour à la souveraineté, en tout cas pour ceux qui sont assez forts. La Russie tente justement de constituer un bloc, qui puisse fracturer le monde unipolaire de la globalisation.

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    4. Véritable bloc
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      La Russie ne TENTE pas de constituer un bloc; elle est parvenue à en constituer. Pourvu que ça dure, comme dirait J-Y. Lafesse.

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    5. La Russie pourra t elle constituer un bloc avec des pays des BRICS ?
      La Chine joue sa carte.
      L'Inde ne sait pas sur quel pied danser.
      L'Iran est pourri par des perversions occidentales.
      L'Argentine est tombé dans les mains du bloc sioniste.
      Le Brésil est dirigé par la CIA.
      ...

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    6. Bloc avec les brics ou pas, la Russie est réaliste
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      La Russie a compris ce que les autres pays ignorent ou délaissent : compter d'abord sur soi-même. C.à.d, aspirer à l'autonomie. Ce n'est pas comme certains pays qui ne s'appuient que sur l'UE-OTAN.

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    7. C'est le terme bloc qui me paraît ici inapproprié lorsque les BRICS sont considérés à l'image d'un rival exclusif du bloc de l'OTAN. Cette vision ne reflète, selon moi, pas exactement l'évolution de la situation. L'ambition vise à réduire l'influence occidentale basée sur des règles en faveur d'un "ordre mondial juste et multipolaire" basé sur le droit international. Le bloc atlantiste aurait pu faire l'économie d'une défaite en adhérant volontairement et de manière civilisée au nouvel ordre mondial en formation.

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  11. Je lis que Kuznetsov, chef du département du personnel du ministère russe de la défense vient d'être saisi de cent millions de roubles qui seraient des pots de vin et l'article de journal rapporte brièvement qu' "On a appris précédemment que le vice-ministre de la défense de la Fédération de Russie, Timur Ivanov, arrêté et suspendu, nie sa culpabilité."
    Cela aurait-il un rapport avec les modifications survenues au ministère dela défence et avec le remplacement de Choïgou, qui ne semble pas lui même du tout mis en cause pour l'instant. Quant à Patrouchev il serait nommé conseiller de Poutine.

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  12. L'armée russe a besoin d'inventeurs comme le militaire Mikaël Kalachnikov et l'ingénieur Louis Renault qui développa un nouveau char et le mit en production, pas d'un économiste.

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    1. La Russie a déjà des inventeurs
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      Ils travaillent dans des laboratoires et industries (nucléaire, supersonic, aérospatial ...).

      La place d'un inventeur n'est pas en politique
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      Sauf erreur, il n'y a qu'ici où l'on trouve des polytechniciens en politique.

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  13. Face au monstre américain et ses succursales dans l'occident soumis,a Russie a besoin de mettre toute son économie au service de ses militaires. C'est ce qu'appelle une économie de guerre. Et cela n'a rien à voir avec un complexe militaro industriel à l'américaine.

    La population doit recevoir une instruction militaire. Cela commence par faire moins la fête jusqu'à en oublier la guerre, on a vu le résultat au Crocus.Tous les hommes doivent pouvoir combattre. Comme les Suisses.

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  14. Et que penser de la présence de Sourovikine à Moscou, contemporaine de ces changements ? Ne serait il pas destiné a reprendre dans un avenir proche le rôle de Chef de guerre en second après VVP ?

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