L'ancien ministre russe de l'économie A. Oulioukaïev vient d'être condamné par un tribunal de première instance à 8 ans de privation de liberté. En 2016, afin "d'aider" à la privatisation de l'entreprise pétrolière Bashneft, il avait exigé de I. Setchine, le patron de Rosneft, la somme de 2 millions $, qu'il était venu chercher personnellement, ce qui a conduit à son arrestation immédiate. Alors que toute la classe "démocratico-néolibérale" ne cesse de nous rebattre les oreilles avec leur "climat d'investissement" et de la nécessaire lutte contre la corruption, ils prennent tous la défense de ce ministre "pris la main dans le sac", au sens premier du terme. Pourquoi? Peut-être parce qu'il est un des leurs et l'esprit clanique est plus important que l'état de droit.
Les faits: l'affaire Oulioukaïev
Rappelons brièvement les faits, pour plus de détails, voir notre publication sur le sujet ici. Alors que pendant longtemps, V. Poutine s'était opposé à la privatisation de Bashneft et à son rachat par une entreprise publique, il a fini par donner son feu vert. Oulioukaïev, alors ministre de l'Economie, entre en jeu et signifie à Setchine, patron de Rosneft, qu'il exige 2 millions $ pour que les opérations se passent bien. Le 14 novembre 2016 au soir, il se rend dans le bureau de Setchine, prend un sac contenant les billets. A ce moment-là, il est interpellé par les forces de l'ordre qui l'attendaient, l'affaire étant suivie depuis quelque temps.
Setchine a déposé lors de l'enquête, mais ne s'est pas présenté au tribunal pour répéter ses affirmations, ce qui juridiquement ne change rien, même s'il aurait pu prendre la peine de se déplacer, la justice n'est pas une formalité, elle se respecte. Pour autant, en ce qui concerne le fond de l'affaire rien ne change. La question pour le juge était de déterminer si Oulioukaïev prenant le sac savait qu'il contenait les 2 millions $ exigés ou si, comme l'ancien ministre l'affirme maintenant, il s'est déplacé spécialement pour récupérer un sac de bouteilles de vin que Setchine lui offrait.
Le juge, avec les éléments apportés par l'enquête, a décidé que l'ancien ministre de l'Economie ne s'était pas déplacé pour quelques bouteilles de vin, mais bien afin de recevoir les billets demandés. Oulioukaïev a donc été condamné à 8 ans de réclusion avec un régime de détention sévère, près de 2 millions d'euros d'amende et la saisie de quasiment tous ses biens, mobiliers et immobiliers. Il a aussi été interpellé dans la salle du tribunal et mis en détention immédiate en attendant l'appel, ce à quoi il ne s'attendait pas.
Les réactions du clan des "démocrates néolibéraux"
La réaction des néolibéraux, qui prétendent à l'exclusivité démocratique en Russie, est particulièrement amusante. Ainsi, dès le début de l'affaire, le "patron des patrons", Chokhine, s'indignait d'une telle affaire. Surprenant, et la lutte contre la corruption? Et le fameux "climat d'investissement"? N'a-t-il pas besoin celui-ci que justement le système soit nettoyé ?
Avec le prononcé du verdict, les réactions sont encore plus caricaturales. Oulioukaïev ne s'est pas privé d'un beau mélo, assez pitoyable plus que pittoresque, lorsque l'on se souvient de la morgue qui était la sienne avant d'être arrêté:
« Le glas peut sonner pour chacun d’entre vous », avait déclaré M. Oulioukaïev, en s’adressant au public d’un ton lugubre lors d’une dernière audience de ce procès très médiatisé. Dans cette affaire, « le metteur en scène est connu », ajoutait-il, en dénonçant une « provocation monstrueuse et cruelle ».Immédiatement A. Koudrine, ancien ministre des Finances, aujourd'hui chantre du néolibéralisme en Russie, monte au créneau:
"Un jugement terrible et infondé. L'enquête a été faible, orientée vers l'accusation. Hélas, aujourd'hui beaucoup sont confrontés à ce type d'injustice"
Rappelons que Koudrine, pourtant spécialiste des finances, fait un véritable lobbying en Russie pour une réforme à l'anglo-saxonne de la justice russe, sur le modèle d'export proposé par les organismes internationaux dans l'espace postsoviétique, avec les résultats que l'on connaît notamment en Géorgie ou en Ukraine.
D'autres furent encore plus caricaturaux. Par exemple, Ksénia Sobtchak estime que sans même parler de l'inexistence de l'indépendance de la justice, le jugement est inhumain face à un homme d'un certain âge ne présentant aucun danger pour la société. Evidemment, les "cols blancs" ne devraient pas être en prison, "ils ne sont pas dangereux" ... et ne sont pas habitués à ce mode de vie. La justice ne peut être la même pour tous: il y a celle pour le peuple, et celle pour cette élite autoproclamée. Très démocrate. C'est un peu le crédo "des camps" repris par la presse française, qui oublie que les goulags n'existent plus.
Il est possible de rassurer nos chers journalistes, je ne voudrais pas qu'ils en fasse des cauchemards. Oulioukaïev lui-même a déclaré qu'il n'avait besoin de rien, qu'il allait s'inscrire à la salle de sport, écrire des poêmes et demandait simplement un tapis de yoga. Nous sommes assez loin de l'image des "camps", mais certes, cela ferait moins d'effet dans l'imaginaire pouplaire de titrer "Oulioukaïev s'inscrit à la salle de sport", ou "Oulioukaïev demande un tapis de yoga" ...
D'autres personnalités russes estiment que le jugement est infondé, car il n'y avait pas de preuve, ce que titre par ailleurs BBC Russia:
Telle est la position de l'ancien vice-ministre du développement économique S. Beliakov, qui estime que la culpabilité de Oulioukaïev n'a pas été prouvée. L'on retrouve également d'autres personnalités sur ce registre comme Khodorkovsky ou encore la directrice du département de lutte contre la corruption de l'Ecole supérieure d'économie. Il est vrai que l'ancien ministre a été pris sur le fait avec le sac de billets, c'est peu en matière de preuve ...
A propos de cette Ecole supérieure d'Economie, l'on notera la réaction, presque instinctive, animale, de E. Iacine, ex-ministre de l'économie et directeur scientifique de cette Ecole supérieure, qui qualifie le verdict de rien moins que de "honte nationale".
Pour sa part, A. Tchoubaïs, le cardinal gris du néolibéralisme russe, qui reste pourtant essentiellement dans l'ombre, a publiquement soutenu Oulioukaïev au début de son procès, parlant des qualités exceptionnelles de l'homme, s'est dit choqué par sa mise en examen et se pose beaucoup de questions à ce sujet.
Pourquoi une telle réaction: on ne touche pas "à la famille"
Ces réactions, presque animales, des réactions de caste, de clan voire ou de meute, que l'on s'attend à trouver dans les "familles" mafieuses, laissent songeur. Quid de la lutte contre la corruption? Quid de l'indépendance de la justice, qui ose s'attaquer à un ministre ayant un comportement inacceptable pour sa fonction? Quid de ce climat d'investissement, soi-disant si sensible à l'attitude des hommes de pouvoir ? Ce ne sont donc que des slogans, utilisés à d'autres fins.
Peut-être trouvera-t-on une réponse dans le passé. Oulioukaïev faisait partie de ce groupe d'individus, avec Gaïdar et Tchoubaïs, qui ont préparé la chute de l'économie soviétique et le passage en force à l'économie de marché, enfin si l'on peut appeler cela ainsi dans les années 90, puisque suite à ces privatisations sauvages, 1% des plus riches dans le pays concentre entre ses mains 30% du capital.
Plus précisément, dans les années 80, il participe aux discussions sur les réformes économiques dans le Club Perestroïka et Perestroïka démocratique aux côtés de Tchoubaïs et Gaïdar, dont le but est la mise à mort du système communiste et la répartition de la richesse nationale. Ensuite:
- 1991-1992: Conseiller économique auprès du Gouvernement, membre de l'équipe Gaïdar
- 1992-1993: à la tête du groupe des conseillers du chef du Gouvernement
- 1993-1994: assistant du premier vice Premier ministre, E. Gaïdar
- 1994-1996 et 1998-2000: vice directeur de l'Institut Gaïdar
- 1996-1998: député à Moscou, s'occupe de la politique d'investissement
- 2000-2004: premier vice ministre des Finances sous A. Koudrine
- 2004-2013: premier vice président de la Banque centrale
- 2013-2016: ministre de l'Economie
Cette réaction clanique est d'autant plus visible que toute leur haine est désormais ciblée, concentrée, vers une personne, devenue à leurs yeux l'incarnation du mal absolu, I. Setchine. L'homme par qui le scandale est arrivé, car il ne s'est pas lié à ces exigences de bazar, mais en a informé les autorités compétentes avec les résultats que l'on connaît. Il faut dire que Setchine est le dernier des "dinosaures" de la première garde, indifférente au néolibéralisme, qui est arrivée avec V. Poutine au pouvoir. Ivanov est tombé, tout comme Iakounine. Si cela se confirme, le rapport des forces peut en être significativement changé, ce qui ne manquerait pas d'avoir une influence sur la gouvernance.
Les néo-cons russes sont pires que leur modèles américains. Mais enfin tous ses ex ministres, vice ministres, directeurs de ceci ou de cela, qui critiquent la condamnation d'Oulioukaïev, ont été nommés à ces postes de responsabilité avec l'accord de V.Poutine, pourquoi s'entourer de gens pareils? Et Setchine va t-il le défendre ou le laisser tomber? Le président russe est une énigme pour moi. J'espère seulement que la Russie ne se réveillera pas un jour avec à sa tête cette bande de traîtres vendus aux EU.
RépondreSupprimerUn bon début, il ne reste plus qu'à coffrer tous les autres....
RépondreSupprimerEn Russie comme partout ailleurs "Dieu-le-Fric" contrôle tout. Ou l'on sera capable de maîtriser cette influence néfaste de l'argent et de ceux (et celles) qui le possède (les milliardaires)ou l'on ira tout droit à la catastrophe. C'est le même dilemme aux USA, en France, en Allemagne et partout sur cette planète. Il faut limiter les fortunes (300 millions € ou $ est amplement suffisant) et interdire à tout humain d'être milliardaire. Si nous sommes incapable de définir une frontière infranchissable entre ce qui est acceptable et ce qui est intolérable; l'espèce humaine est foutue...
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