Il est des cas où vous avez prévu d'écrire un texte et finalement, au fur et à mesure de vos recherches, vous comprenez que vous devez en écrire un autre. C'est le cas aujourd'hui. Vendredi, j'ai par hasard écouté l'émission de Mikhalkov, Bessagon TV, sur le Syndrome Harry Potter. Ensuite, j'ai appris que la chaîne fédérale Russie 24 avait décidé de suspendre la diffusion de cette émission, qui reste disponible sur Youtube. L'ayant écoutée, je n'ai pas compris où était le problème. Mais la suspension m'a dérangée et je voulais écrire un petit texte, un billet d'humeur sur le sujet.
Je l'ai donc réécoutée et ai dû écouter la précédente, Combien de personnes doivent encore périr (sur Kemerovo). Et là j'ai compris. Compris que le problème était beaucoup plus profond que la bêtise d'un ministre à la réaction primaire, pour tenter maladroitement de cacher ses faits et gestes. Le Syndrome Harry Potter. Et la tentative non moins stupide d'une chaîne tentant de cacher l'arrogance creuse d'un ministre.
Retour sur un évènement dans l'évènement.
Dans son émission politique Bessagon TV, Mikhalkov, le très connu réalisateur, a le don de soulever les questions qui font mal. Qui font mal pour le pays. Car s'il est confortable de détourner les yeux en faisant carrière, il est essentiel de les ouvrir - dans l'intérêt de tous. Le Syndrome Harry Potter vient de la réponse absurde du ministre des situations extraordinaires, Poutchkov, aux problèmes systémiques de fonctionnement de l'organisation des pompiers et sauveteurs (très populaire en Russie depuis sa création par Choïgou). Le processus "d'optimisation" mis en oeuvre a réduit sa capacité de réaction de telle manière que, conjuguée à l'interprétation très large faite des vacances fiscales ayant entraîné l'interdiction de contrôle sur le petit business, de plus en plus de bâtiments commerciaux brûlent de par le pays.
A cela, le ministre a répondu de manière très énervée et totalement absurde (voir 2.13 de l'émission):
Je ne regarde pas la télé et pas ces émissions, j'ai pitié pour les gens qui regardent ça, c'est n'importe quoi. Avec mon fils je regarde Harry Potter, c'est une très bonne qualité, bonne mise en scène, beaucoup pensent encore que Harry Potter étudie dans une école près de chez eux.
Heureusement, Poutchkov n'est pas ministre de la Culture, même si sa réponse est symptomatique du niveau actuel. Mais quel est le rapport entre la tragédie de Kemerovo, entre la multiplication des incendies et le fait qu'il regarde avec son fils Harry Potter? Aucun, sinon la manie très répandue (généralement utilisée en Occident à l'encontre de la Russie) de ne pas répondre aux questions qui dérangent, à botter en touche de telle manière que votre vis-à-vis soit désarçonné par tant de culot ... ou tant de bêtises. Qu'il comprenne qu'il n'y a rien à tirer de vous. L'arrogance peut être chic lorsqu'elle s'appuie sur de la culture. Lorsqu'elle repose sur Harry Potter, elle est simplement pitoyable.
Mais pourquoi le ministre n'a-t-il pu répondre correctement? Peut-être y a-t-il une explication rationnelle pouvant expliquer que la baisse du "volume" du ministère n'a permis que d'augmenter son efficacité? En fait, non. Pour comprendre, il faut regarder l'émission précédente, qui a mis en cause le fonctionnement systémique de cette institution depuis que Poutchkov la dirige (depuis 2012).
Après un rappel des faits de la tragédie de Kemerovo du 25 mars, où sont mortes 64 personnes, dont 41 enfants, où la signalisation incendie n'a pas fonctionné, où le personnel de sécurité ne sachant pas quoi faire a pris la fuite, où les portes de sécurité étaient bloquées. Un énorme centre commercial enregistré comme petit business, car juridiquement virtuellement coupé en plusieurs parties par la magie d'un montage juridique plus que douteux. Mais qui fut entériné. Bref, un petit business qui est tombé - et c'était le but - dans le cadre de la loi Titov (l'Ombdusman pour les entrepreneurs) sur les vacances fiscales. (Voir notre texte à ce sujet ici)
Quel est le rapport entre les vacances fiscales et la suspension de tout contrôle sur le business pour trois ans depuis 2016? Aucune. C'est d'ailleurs le point sur lequel s'est insurgé le Président Poutine en apprenant l'interprétation plus que large qui a été faite de ces dispositions au regard du slogan à la mode selon lequel il faut mettre un terme "aux pressions exercées par les organes étatiques sur le business". Pour information, ces contrôles de sécurité ont été rétablis. Obligatoirement. Le ministère des situations extraordinaires avait pris une circulaire, soi-disant en application de la loi sur les vacances fiscales, selon laquelle tout contrôle sur le petit business devait être suspendu pendant trois ans, pour permettre à l'économie de se développer. Lorsque lors d'une visite, des irrégularités de sécurité sont mises à jours, elles sont signifiées à l'entreprise qui doit se mettre à jour. C'est tout. C'est-à-dire qu'aucune visite de contrôle n'est possible, aucune injonction de mise aux normes, car il s'agirait de "pressions sur le business". Ce qui bloque le développement de l'économie.
Depuis que ces réglementations néolibérales, car anti-étatiques, ont été adoptées, le rythme des incendies s'est accéléré. C'est ce qui ressort d'une lettre envoyée par un ancien cadre du ministère des situations exceptionnelles, Andreï Beliansky, justement en charge des contrôles. Selon lui, au deuxième semestre 2017, plus de 10 grands centres commerciaux ont pris feu, faisant 4 morts et 19 blessés. Accélération pour les trois premiers mois de 2018: 55 annonces d'incendies dans la presse, 194 morts, dont 63 enfants.
Sans même parler de la tragédie humaine, n'oublions pas que ces mesures anti-étatiques ont été adoptées pour faciliter le développement de l'économie, qui est comme de bien entendu bloqué par le contrôle exercé par l'Etat. Cette accélération des incendies coûte 2% du PIB. Résultat exceptionnel en termes économiques.
Comment en est-on arrivé là? Comme partout. Comme en France. Grâce à la politique "d'optimisation", c'est-à-dire à la politique de déstructuration des organes étatiques, a priori considérés comme inefficaces, à leur sous-financement, à la réduction arbitraire de personnel. En faisant des organes du coup réellement inefficace. Ce qui permet à terme de discréditer l'Etat et de privatiser. Sans plus alors se poser la question de l'efficacité. Lorsque c'est privé, ces questions ne se posent plus.
L'on apprend ainsi quelle a été l'interprétation frauduleuse faite par le ministère des situations exceptionnelles en ce qui concerne les impératifs d'optimisation demandés par le Président et le Gouvernement. La réduction de 10% du financement des dépenses courantes devait s'accompagner d'une réduction des dépenses. Et le ministre se cache derrière l'ordre présidentiel, cyniquement, sans expliquer à quel point il en détourne le sens:
Sauf que les dépenses devant être réduites ne peuvent toucher les salaires et autres aspects sociaux et dépenses dites "protégées". Ce qui n'a pas empêché le ministère de mettre à la porte 60 000 personnes. Ce qui, après paiement des salaires impayés et des congés a couté finalement plus cher. Belle économie. Il a également supprimé le personnel de réserve, décidé de ne pas ouvrir de nouveaux postes, de fermer massivement les centres d'entraînement. Et de virer en priorité les + de 45 ans, car en raison de leur expérience et de leur grade, ils coûtent plus cher. L'expérience a un prix, peu importe.
A la place de 6 à 8 pompiers dans un véhicule, il n'y en a que 2 ou 3. Imaginez les difficultés lorsqu'il faut déplacer des objets particulièrement lourds ou encombrants, lorsqu'il faut intervenir sur des zones étendues, etc. Le groupe des pompiers d'élite a été supprimé, c'est celui qui, particulièrement équipé, entre dans les feux dangereux pour sauver les gens pris au piège par les flammes. Finalement, ça donne ça:
Quelques précisions sur les conditions de vie des personnes travaillant au ministère des situations extraordinaires:
- L'impératif présidentiel de leur fournir un logement n'est pas rempli. Au 1er janvier 2017, la construction de 326 immeubles dans le pays est inachevée, plus de la moitié de ces immeubles est abandonnée. Ce qui a coûté 31 milliards de roubles. Question optimisation, c'est gagné.
- Les salaires restent particulièrement bas. L'on compte pour un chauffeur de véhicule pompier avec 16 d'ancienneté, 9000 à 12000 roubles (1 euro = 75 roubles). C'est inadmissible et surtout un tel salaire ne permet pas de vivre.
- Etrangement, dans le plan d'achat public en février 2017, en violation de la réglementation nationale, ont été exclus les lances à incendie et les casques de protection; l'achat de nombre de véhicules (bateaux, avions, véhicules terrestres) a été rayé (dans le sens direct du terme avec un stylo, voir le reportage) au profit d'achat exclusif de véhicules incendies auprès de la firme allemande Rosenbauer, dont les véhicules en question sont plus chers (16 600 000 roubles) que leur équivalent russe chez Kamaz (6 600 000 roubles).
- Un investissement fabuleux dans des drones chinois qui ne supportent pas les hautes températures et ont une autonomie de vol de seulement 17 minutes a été réalisé par deux fois (560 unités en 2016 et 600 unités en 2017); l'on notera qu'en plus de l'absurdité d'un tel achat vues les caractéristiques de ces drones, leurs prix sur les feuilles d'achat a manuellement été modifié de 190 000 roubles à 210 000 l'unité pour un coût total de 127 millions de roubles;
- La situation de l'aviation est déplorable. Pour faire des économies et ne pas payer les réparations effectuées sur deux ans pour un montant de 400 000 roubles, en 2015 la décision a été prise de fermer l'entreprise attachée au ministère des situations extraordinaires. Résultat en mai 2017, sur 6 avions IL 76, 1 est en pièces détachées, 1 s'est écrasé en 2016, sur les 4 autres 1 seul est en état de vol normal. Sur les 7 avions BE200TchS, 2 sont en état de vol normal.
Dans un tel contexte, les risques de mécontentement sociaux sont une réalité, dont le ministère a parfaitement conscience. Et le mécontentement gronde au sein de ceux qui réalisent avec courage, chaque jour, un travail fabuleux avec des moyens réduits, dans une ambiance plus que cynique. Surtout que le plan de réduction du personnel doit encore s'aggraver, 300 spécialités doivent être supprimées selon les prévisions 2018. Le ministère avait simplement demandé que leur circulaire ne soit pas publiée avant les élections présidentielles et la Coupe du Monde.
De fait, il y a 10 752 pompiers, alors que le règlement du Gouvernement prévoit une limite de 21 110. Et des réductions de postes sont encore prévues. Afin de jouer sur les statistiques et de montrer des résultats, sur le papier, satisfaisant, une "optimisation réussie", il a été prévu que les organes locaux du ministère peuvent décider de classifier eux-mêmes un évènement comme "incendie", ce qui compte dans la statistique nationale, ou comme "feu", qui n'est pas pris en compte.
Etrangement, les chiffres montrent depuis une augmentation importante des "feux" et une baisse relative des "incendies". Ainsi, en 2013, 152 959 "incendies" pour 271 939 "feux". En 2015, 145 686 incendies (d'où une baisse de 5% dans la statistique nationale) avec une augmentation de 40% des "feux" passant à 385 696.
A cela, le ministre des situations extraordinaires ne trouve à répondre qu'une chose: qu'il regarde avec son fils Hary Potter. Peut-être faut-il lui laisser plus de temps à passer avec son fils?
Je pense que cette conclusion n’a pas pu échapper à VVP
RépondreSupprimerPoutine, son 1er ministre ou un autre n'ont rien vu venir?
SupprimerLe haut fonctionnaire russe est une créature haïssable, vénale, dépourvue de conscience. Bon, il est quand même partout plutôt comme ça, mais il me semble que la version russe est particulièrement cynique et vile, je comprends que les gens en aient marre, quand est-ce qu'on fait le ménage? Ce n'est pas la première fois qu'on interdit Bessogon, j'avais traduit une émission sur les manipulations de la presse au sujet de l'Ukraine, et elle était bloquée sur youtube, soi-disant pour des questions de droits...
RépondreSupprimerQue V. Poutine ne puisse pas s'occuper de tout, c'est possible, mais que le premier ministre n'ait pas réagi face à tous ces dysfonctionnements meurtriers, c'est invraisemblable. Ce qui n'augure rien de bon pour les russes, c'est que V.Poutine vient de rappeler Medvedev au poste de 1er Ministre, on prend les mêmes et on recommence.
RépondreSupprimerexcellent, Karine !
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