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mardi 21 janvier 2020

Russie : accélération et précision de la réforme constitutionnelle



Lors de l'annonce présidentielle surprise des grandes lignes de la réforme constitutionnelle (voir notre texte ici), une discussion de quelques mois semblait être prévue, une commission d'étude à la composition douteuse a été mise en place, qui devait mener ces débats. C'est alors que l'opposition, certes divisée sur la question, se réveille. Iabloko annonce la préparation d'un projet alternatif, Navalny appelle à jeter aux orties le texte constitutionnel et Khodorkovsky, plus dangereusement, appelle à une assemblée constituante alternative. Bref, la porte est ouverte au coup d'Etat constitutionnel. Lundi le projet de loi a donc été déposé par le Président devant les députés, les mesures annoncées sont maintenues et précisées et le texte doit être adopté d'ici fin février par le Parlement avant d'être soumis à une votation populaire. Le texte déposé présente une vision recentrée de l'Etat avec une interaction renforcée des branches de pouvoir, un Etat participant sur la scène internationale sans se dissoudre dans un monde global, un Etat résolument social.


Après le choc de l'annonce par le Président russe d'une réforme constitutionnelle loin d'être anodine, l'opposition s'est réveillée. Elle s'est principalement divisée en trois clans. 

Une opposition interne plus sérieuse, incarnée par le parti Iabloko, a proposé d'instaurer une commission de juristes pour proposer une alternative au projet présidentiel de modification de la Constitution, largement critiqué par ce parti, essentiellement en ce qui concerne la suprématie de la Constitution sur le droit international, le droit du Président d'initier dans certains cas la démission de leurs fonctions des hauts magistrats (dont la décision est prise par le Conseil de la Fédération) et la mise en oeuvre d'un nouvel organe  politique, le Conseil d'Etat. Sur le fond, Iabloko tient la position classique des "pro-occidentaux" russes, demandant la supériorité du droit international (censé mieux protéger les citoyens que le droit interne) et l'indépendance de la justice non pas de la politique, mais de l'Etat. Leur divergence avec le projet déposé est purement idéologique. En revanche sur la forme, l'attaque menée par Iabloko ici est d'autant plus dangereuse pour la réforme présidentielle, que la commission, qui était censée plus la légitimer que l'améliorer, fut particulièrement mal composée. L'on y retrouvait des artistes de tout poil, des journalistes, des personnalités de la société civile et, perdus au milieu d'eux, quelques députés et des juristes, principalement émérites. Bref, ce n'est pas ce type d'organe qui devait - et pouvait - discuter sérieusement d'une réforme constitutionnelle. L'opposition l'a senti et a attaqué le point faible.

L'opposition / activiste primaire, incarnée par Navalny, qui ne propose rien, sinon de déclarer que le texte constitutionnel l'écoeure, car il contient les mécanismes permettant "l'usurpation du pouvoir". Navalny n'a certainement pas compris que, justement, des mécanismes allaient être modifiés. Trop subtile pour lui, puisque cela nécessite de sortir du cadre confortable des slogans.

L'opposition soutenue et téléguidée de l'étranger, par la voix de Mikhael Khodorkovsky, a une position particulièrement dangereuse : puisque la réforme proposée entraîne une modification substantielle de la Constitution, il faut constituer une assemblée constituante. En effet, l'annonce présidentielle entraînait la possibilité de modifier des articles des deux premiers chapitres de la Constitution, qui ne peuvent l'être que par une Constituante. Or, la loi sur la Constituante n'a pas été adoptée, il n'existe donc pas de cadre légal légitimant son travail. Ce qui permet à Khodorkovsky d'annoncer une Constituante alternative qui proposera un projet au peuple. D'autant plus qu'il est, comme Koudrine, extrêmement favorable à un système parlementaire et donc à un transfert des pouvoirs présidentiels vers le Parlement.

Face à cette dérive dangereuse, le travail de la commission constitutionnelle émérite a été abrégé après une seule réelle réunion de travail vendredi dernier, une analyse des propositions présidentielles ayant soudainement été remise au Président, qui a ainsi pu déposer lundi le projet de loi à la Douma (chambre basse du Parlement). Il est dommage (et dommageable) que la phase légitimante ait été à ce point bâclée et ratée : si mise en scène a été choisie, elle aurait pu être mieux travaillée. Maintenant, et ce n'est pas regrettable, cette commission bancale va être noyée au milieu des experts de la Douma et la discussion est institutionnalisée. Jeudi, les députés devraient adopter le texte en première lecture, c'est-à-dire en ce qui concerne la conception générale, ce qui ne devrait poser aucun problème. Ensuite, d'ici fin février, il est annoncé d'adopter le texte définitif. Autrement dit, l'espace de discussions va être réduit, mais le texte proposé a de toute manière été déjà bien ficelé par les juristes de l'Administration présidentielle. La décision est plus politique. Elle semble avoir été prise. La phase de légitimation a été transposée sur les épaules de la population (ce qui est plus constitutionnellement logique), puisque le texte définitif, avant son adoption, doit être soumis au vote populaire. En revanche, le caractère contraignant (référendum) ou consultatif du vote n'est pas précisé à l'article 2 de ce projet de loi constitutionnelle.

Selon le texte du projet de loi constitutionnelle de 29 pages déposé par le Président à la Douma (voir les documents ici en russe sur le site officiel de la Douma), les propositions faites lors du Message présidentiel ont été maintenues (voir notre analyse ici) et précisées. D'une manière générale, l'on peut dire qu'il s'agit d'un projet social pour un Etat souverain.

Pour reprendre les points essentiels concernant l'organisation des pouvoirs, l'écueil de la difficulté de modifier les deux premiers chapitres de la Constitution a été contourné, seuls les chapitres suivants ont été touchés. (Vous trouverez ici en français le texte de la Constitution russe, même si certaines dispositions ne sont pas à jour)

Ainsi, l'article 79 sur le droit international tel que modifié ne remet pas en cause la participation de la Russie aux organisations internationales, il ne s'agit pas d'isoler la Russie sur la scène internationale comme l'affirme l'opposition. L'article prévoyait déjà l'impossibilité de remettre en cause l'ordre constitutionnel ni de porter atteinte aux droits et libertés des citoyens par des accords internationaux. Mais concrètement, cette interdiction n'était pas mise en oeuvre, puisque la plus grande partie des atteintes est aujourd'hui portée par les décisions des structures internationales, dont certaines sont à vocation juridictionnelle, mais dont les décisions peuvent revêtir un caractère hautement politique ou idéologique sans que l'Etat concerné, formellement, ne puisse défendre son ordre interne. Ainsi, la primauté de la Constitution est garantie par l'ajout de la disposition suivante : "Les décisions des organes internationaux, adoptées sur le fondement des actes internationaux ratifiés par la Fédération de Russie, dont l'interprétation contrevient à la Constitution de la Fédération de Russie, ne peuvent être appliquées sur le territoire de la Fédération de Russie". La Cour européenne des droits de l'homme va se trouver en difficulté, ce qui, espérons, va peut-être l'obliger à revenir dans le cadre de sa vocation première - juridique et non de la construction d'un nouveau monde idéologique.

En ce qui concerne l'élection du Président de la Fédération de Russie, les limitations annoncées ont été inscrites à l'article 81: plus de 35 ans, 25 ans de résidence en Russie, pas de nationalité ou titre de séjour étranger - ce qui ne concerne pas les territoires par la suite intégrés (voir la Crimée, par exemple). La question de la durée du mandat a aussi été précisée : pas plus de deux mandats, en tout.

En ce qui concerne le Gouvernement, selon l'article 83, le Président garde bien le pouvoir d'initiative du choix de la personne du Premier ministre, ce qui est fondamental. Le Premier ministre, selon l'article 112, présentera au Président la structure du Gouvernement et sa composition précise aux députés. Alors, formellement, le Président les nommera. L'exigence d'absence de nationalité étrangère et de titre de séjour étranger est stipulé à l'article 111. Le Président conserve en revanche le pouvoir de les démettre de leur fonction Ce qui est important est que le Président garde la main sur ce que l'on appelle le bloc présidentiel du Gouvernement, dont la nomination ne passera ni par le Premier ministre, ni par la Douma. En ce qui concerne la défense, la sécurité nationale, l'intérieur, la justice, les affaires étrangères et les situations d'urgences, le Président nommera les ministres après avis simple du Conseil de la Fédération (chambre haute du Parlement).

Soulignons avant tout, que les magistrats sont eux aussi concernés par l'exigence d'absence de nationalité ou titre de séjour étranger. La composition de la Cour constitutionnelle va être modifiée à l'article 125 al. 1 pour passer de 19 à 11 magistrats. Le rôle du Conseil de la Fédération est également renforcé dans le domaine de la justice à cet article 83.  Il va intervenir par la procédure d'avis dans la nomination et la démission des fonctions par le Président de la Fédération des procureurs régionaux, ce qui est très important pour leur indépendance sur place, car ainsi ils seront déconnectés des organes représentatifs régionaux qui intervenaient précédemment. Mais surtout, une procédure spéciale de responsabilité des magistrats des cours fédérales (de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême, des nouvelles cours d'appel et de cassation) : en cas de violation par eux de l'honneur et de la dignité de la fonction de juge, sur proposition du Président de la Fédération de Russie, le Conseil de la Fédération pourra les démettre de leurs fonctions. Cette disposition constitutionnelle, pour le moins fondée lorsque l'on considère les exemples de politisation aujourd'hui des juridictions supérieures de par le monde, va sans aucun doute provoquer l'ire de la communauté internationale globaliste bien-pensante.

Ce qui pose le plus de problème est l'institution du Conseil d'Etat, formé par le Président de la Fédération de Russie, toujours à l'article 83, Conseil qui existe déjà mais ne constitue pas un organe constitutionnel. Ce Conseil doit déterminer les grandes lignes de la politique intérieure et extérieure, les priorités socio-économiques du pays et garantir le fonctionnement concerté des organes du pouvoir d'Etat. Le premier risque est de créer une sorte de Conseil de la Fédération bis, ce qui déstabiliserait le fonctionnement normal des institutions, d'autant plus que, faute de Constituante, il ne peut être intégré à l'article 11 point 1 du premier chapitre de la Constitution; qui détermine la liste exhaustive des organes détenant le pouvoir d'Etat :
"Le Président de la Fédération de Russie, l'Assemblée fédérale (Conseil de la Fédération et Douma d'Etat), le Gouvernement de la Fédération de Russie, les tribunaux de la Fédération de Russie exercent le pouvoir d'Etat dans la Fédération de Russie."
C'est donc, certes un organe constitutionnel, mais au statut beaucoup plus fragile qui est constitué ici. L'autre risque majeur, si réellement cet organe est constitué en vue, comme cela est souvent envisagé par les politologues russes, d'un placement de Vladimir Poutine après la fin de son mandat, est un glissement vers une version adaptée du Politburo soviétique, voire fonctionnellement des modèles iraniens ou du Kazakhstan. Ce qui serait également un facteur de déstabilisation institutionnel, dans un cadre constitutionnel de type occidental, comme l'est celui posé par la Constitution russe de 1993.

La composition du Conseil de la Fédération est légèrement modifiée à l'article 95 al. 2. En plus des traditionnels deux représentants élus (un de l'exécutif et un du législatif) de chaque Sujet de la Fédération (entité fédérée), le Président de la Fédération est en droit de nommer des membres dans la limite de 10% de la composition totale. Dans quelle mesure cette disposition entre dans la logique de l'institution concernée, c'est discutable. Quant aux obligations pesant sur les candidats à la fonction de sénateur, comme annoncé, ils doivent avoir plus de 30 ans et pas de nationalité ou titre de séjour étranger. En ce qui concerne les députés, les exigences d'âge sont allégées à 21 ans.

Le mécanisme de contrôle constitutionnel a priori sur saisine présidentielle a été introduit à l'article 107 al.3, qui a également régulé la pratique eltsinienne de refus de signature d'un texte législatif, insurmontable par le Parlement en raison d'un vide normatif. Ainsi, après vote du projet de loi par le Parlement, si le Président dans les 14 jours émet son veto sur la signature du texte, celui-ci peut être surmonté par un vote à la majorité qualifiée des deux tiers des deux chambres. Après quoi, le Président dispose de 7 jours pour signer le texte. S'il refuse, il peut envoyer le projet de loi à la Cour constitutionnelle dans ce délai. Si la Cour décide que le texte est conforme à la Constitution, le Président est obligé de signer. Dans le cas contraire, le Président retourne le texte à la Douma sans le signer. Le Président peut également déférer les projets de loi organique. Cette précision de la procédure législative est précieuse, surtout en cas de conflit politique. 

Un point symbolique sur lequel nous porterons attention est la contre-réforme de l'article 129 concernant la Procuratura de la Fédération de Russie. Dans l'espace post-soviétique, cette institution est sous le feu nourri des organes internationaux qui veulent niveler l'organisation institutionnelle des Etats. Ainsi un Comité d'enquête autonome a été parallèlement crée, notamment en Russie, et le statut de la Procuratura est régulièrement attaqué. En 2014, une réforme constitutionnelle avait modifié la formulation, ôtant la qualification de système centralisé unique fédéral pour ces organes d'enquêtes. La formulation doit être, heureusement, rétablie.

Pour finir, soulignons que l'unification du pouvoir d'Etat est proposée à l'article 133, devant mettre fin à l'étrange formulation selon laquelle le pouvoir municipal ne ferait pas partie du pouvoir d'Etat, tout en lui préservant ses spécificités.

En conclusion, disons que dans cette rédaction provisoire, le projet de réforme constitutionnelle renforce le pouvoir présidentiel, mais a trouvé un équilibre dans un renforcement parallèle de l'interaction des organes d'Etat et des branches de pouvoir. C'est un nouvel équilibre institutionnel qui se dessine, avec des mécanismes plus complexes, tenant effectivement compte des dangers du monde globalisé, dans lequel la Russie a décidé de ne pas se dissoudre.


5 commentaires:

  1. Karine Bechet-Golovko, c'est une chance inouïe que nous avons, que vous nous proposiez et que vous nous donniez à partager cette remarquable et rigoureuse analyse. Merci infiniment.

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  2. Comment vous remercier pour vos lumières Madame Bechet-Golovko. Enfin ! ce projet de réaménagement constitutionnel s'éclaire.

    Quand je relis la lettre que Vladimir Poutine a adressée à son peuple, le 31 décembre 1999, et le chemin parcouru depuis ... Ouf ! Quel redressement.

    L'État consolidé qu'il propose à la veille de sa sortie de la Présidence est une œuvre en soi, qui ne sera jamais parfaite et sûrement remodelée un jour ou l'autre, mais qui laissera une voie de continuité tracée dans l'intelligence des vingt dernières années. Et l'avenir n'est pas encore écrit.

    Bien sûr, il y aura riposte de l'étranger, de l' "Occident", comme pour masquer un peu de sa propre vacuité en matière de gouvernance d'État et de respect constitutionnel. Les chiens aboieront et la caravane passera.

    Merci Madame.

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  3. Merci pour toutes ces précisions qui sont vraiment les bienvenues pour comprendre ce qui se passe en Russie en ce moment.

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  4. On dit que beaucoup de nouveaux ministres ont des passeports étrangers (malgré la nouvelle interdiction). Lavrov a un passeport italien et la femme du premier ministre est milliardaire, qu'ils mettent tous leur argent à l'étranger et que leurs enfants y étudient. Que rien ne changera. Que Poutine craignait une révolution par le bas, donc il en fait une par le haut. Tant que des ordure du style Chubais, qui les tient tous, n'est pas éjecté, ce n'est que "a lot ado about nothing". Je me fais ici bien sûr l'avocat du diable mais une réponse claire a tout cela serait la bienvenue.

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    1. Vous oubliez que cette réforme constitutionnelle n'a pas encore été votée donc, elle n'est pas applicable aux nouveaux ministres qui viennent d'être nommés.

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