Billet du jour : BI-2 et l'urgence de la responsabilisation des élites en Russie

En période de conflit, la question de la consolidation de la société est fondamentale pour éviter que le pays n'implose sous l'effet de forces divergentes. Pourtant, cela ne signifie pas d'appeler un loup un agneau et de demander à la population d'accepter ces inversions, tout en soutenant la réalité. L'enchaînement des scandales avec le groupe russe de rock BI-2 est symptomatique de cette erreur stratégique des élites russes : ce groupe est en droit de refuser de chanter sous un drapeau patriotique, les gens ont le droit de les insulter pour cette prise de position. L'on ne peut pas leur imposer la catégorie post-moderne des "grands patriotes" peskoviens et leur demander "en même temps" de soutenir l'armée, qui se bat pour la terre russe. La cohésion nationale doit passer par la consolidation et la responsabilisation des élites, libres de faire leur choix ... et d'en assumer les conséquences directes.

Fin avril, le groupe de rock BI-2 refuse de chanter dans un concert organisé à Omsk en raison de la bannière patriotique sur la scène, notamment en soutien au Président Poutine dans le cadre de l'opération militaire. Les organisateurs refusent de retirer la bannière et le groupe annule au dernier moment sa participation. Comme le déclare alors le vice-ministre des Sports de la région :

"Ils vont trouvé une formulation favorable afin de l'annuler... la raison était la suivante : beaucoup de gens savent que nous avons une grande, grande bannière sur l'étoile rouge, sur laquelle le drapeau de notre État est imprimé et l'inscription 'Pour le Président' est écrit. BI-2 n'a pas aimé cette bannière"

Et de préciser :

"Le groupe Bi-2 n'était pas satisfait de cette bannière, les autres ne les dérangeaient pas, c'est cette bannière qui ne leur convenait pas. Ils ont refusé de se produire sur ce fond et l'ont recouvert avec un tissu de deuil noir "

De son côté, le groupe déclare qu'ils sont arrivés la veille et que l'on ne les a pas laissé faire le concert. Bref, des victimes. En attendant, les gens n'ont pas été dupes et les réseaux sociaux ont explosé de commentaires dénigrant de groupe. Chacun est libre de ses choix, personne n'a interpellé les chanteurs, ils n'ont aucuns problèmes avec le pouvoir, mais ils assument la responsabilité de leur choix et le mécontentement populaire.

A tel point que Maria Zakharova, la porte-parole du MAE russe, s'est sentie, pour une raison étrange, obligée de les défendre en reprenant le registre peskovien des "grands patriotes"- les pôvres, ils ne savent pas ce qu'ils font, ils n'ont pas compris, il faut leur pardonner, amen, aimons-nous les uns les autres :

"Toute cette histoire autour de 'B2' est un incident d'interprétation, j'en suis sûr. Ça arrive : tout le monde veut le mieux, mais ça ne marche même pas bien. Il n'y a rien là-dedans qui se rapproche de l'idéologie, de la politique."

Le monde bisounours en action et de continuer sur le mode : ne faisons pas comme en Occident, ne laissons pas la haine, ça fait mal de voir ça, mais il faut pardonner. Derrière ces paroles assez maladroites, l'on sent pourtant poindre la peur de la dissociation sociale. "Maladroites", car le problème est pris à l'envers.

La situation aurait pu s'arrêter sur ce beau sermon, mais non rien de politique, si .... 

Fort de leur nouvelle renommée, ils furent invités à se produire lors d'un concert spécial pendant le Forum économique de Saint-Pétersbourg, le 17 juin, avec un prix record de la place - 50 000 roubles (pour comparaison, le salaire minimal légal en Russie est de 13 890 roubles). Evidemment, dans l'idée des organisateurs, cela n'est pas pour la plèbe, mais pour "l'élite" ... Le concert devait se passer dans un restaurant, il était donc presque privé. Cela était une belle consécration, pour ce groupe qui n'a évidemment ni de position politique, ni de position idéologique. Mais ici aussi, c'est mal passé, même si le public bobo de ce Forum aurait été très intéressé - le patriotisme est épuisant à la longue, aller, soyons fous Bibi !  En effet, dès que l'information est passée, beaucoup de questions se sont posées aux organisateurs de l'événement, surtout après que le groupe ait annulé tous ses concerts de l'été, suite à Omsk. Après un coup de téléphone des structures de sécurité, le concert privé a été annulé.

La situation aurait pu enfin s'arrêter là. Tu fais tes choix et tu assumes les conséquences. Beaucoup de ces "grands patriotes" sont partis, mais il est vrai que pour cela, il faut avoir des revenus. Car leurs revenus viennent des concerts en Russie, ils n'intéressent professionnellement personne à l'étranger.

La dernière goutte est tombée avec la Supercoupe de foot. Après le match à Saint-Pétersbourg entre Zenith (l'équipe de la ville) et Spartak (l'équipe de Moscou), plusieurs chanteurs se sont produits. Notamment la chanteuse Maxime, qui soutient Spartak. Puis, le groupe BI-2 est arrivé sur scène, devant un stade rempli de supporters de foot ... Et tous les supporters se sont levés et se sont mis à huer ce groupe, à l'insulter et à exiger qu'il quitte la scène. En images :

Les joueurs de Zenith ont dû revenir sur le terrain pour calmer les supporters. Tous les médias sportifs ont fait comme Maria Zakharova la première fois - rien de politique, ce sont les supporters de Zenith, qui n'ont pas aimé l'écharpe du chanteur en soutien à Spartak. En effet, quelle horreur, sinon l'on devrait reconnaître qu'en dehors du monde bobo globaliste et surtout égoïste, il existe un peuple, qui aime et soutient son pays. C'est insupportable  ... Donc, ils ne l'envisagent pas.

Mais au-delà du discours produit, la réalisation en soi de l'événement soulève des interrogations : pourquoi chercher aussi directement à provoquer le mécontentement populaire ? Certains vont jusqu'à parler d'une "diversion", mais qui doit venir d'assez haut pour pouvoir prendre ce genre de décision, dans ce contexte et avec ce passif. Il existe aussi d'autres artistes en Russie, par exemple Nicolaï Baskov, qui déclare après tout cela : "Il ne faut jamais trahir le peuple de Russie".

Il a raison et les élites devraient s'en souvenir. Surtout si elles ne veulent pas que la "cohésion nationale", à terme, se retourne contre elles. La consolidation des élites en période de crise est fondamentale, mais elle ne peut se réaliser qu'avec sincérité et responsabilité, et non pas dans une politique de l'autruche : de la politique ? quelle politique ? mais non, ce sont des zartistes, ils ne comprennent pas ... laissons-les faire, protégeons-les, les pôv'petits. Autrement dit, en faisant le gros dos, en attendant que ça passe et en espérant que tout redevienne "comme avant".

C'est la meilleure voie au discrédit de ces mêmes élites, surtout quand en parallèle le Président demande à la population de soutenir l'armée, qui se bat pour la terre russe. Il ne peut y avoir deux poids deux mesures, à moins de choisir le suicide politique en affirmant que les "élites" ne sont pas soumises aux mêmes obligations, notamment morales, que le reste de la population.