La question du droit de vote des détenus est loin d'être consensuelle dans nos sociétés. De l'interdiction totale et générale, même après l'exécution de la peine, jusqu'à l'autorisation, l'évantail des possibles est très large. Mais la Cour européenne des droits de l'homme s'est lancée depuis le début des années 2000 dans un combat pour la reconnaissance du droit de vote des détenus. Face à ce choix, qui n'est rien d'autre qu'idéologique, la Russie défend sa Constitution et son droit à un choix national différent.
Le 4 juillet 2013, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), adopte l'arrêt définitif Anchugov et Gladkov contre Russie, par lequel elle condamne la Russie pour prévoir une privation générale et automatique du droit de vote des détenus. Les faits sont simples:
"Le premier requérant, Sergey Borisovich Anchugov, est un ressortissant russe né en 1971 et résidant à Chelyabinsk (Russie). Par un jugement de juin 1998, il fut condamné à la peine capitale pour meurtre et pour plusieurs chefs de vol et d’escroquerie. Le second requérant, Vladimir Mikhaylovich Gladkov, est un ressortissant russe né en 1966 et résidant à Moscou. En novembre 1988, il fut condamné à la peine capitale pour meurtre et vol aggravé en bande organisée et résistance à des policiers. Les condamnations des deux requérants furent confirmées en appel, mais respectivement commuées en des peines de 15 ans d’emprisonnement en décembre 1999 et février 2000 respectivement. A la suite de leur incarcération, M. Anchugov et M. Gladkov furent privés de leur droit de vote en application de l’article 32 § 3 de la Constitution russe."
Or, le problème vient bien de là: l'interdiction est prévue par la Constitution et leur crime est grave. Ce qui pousse la CEDH à trouver l'interdiction disproportionnée et exige de la Russie de rétablir leur droit de vote violé en modifiant la Constitution ou la législation et condamne la Russie à réparer le dommage moral qui leur a été causé. Donc la Convention européenne des droits de l'homme - et les décisions de la CEDH qui l'interprètent - devraient avoir une force supérieure à la Constitution nationale.
Pour autant, contre l'accusation d'interdiction générale et automatique, la Russie avait avancé l'argument selon lequel toutes les personnes condamnées ne sont pas privées automatiquement de leur droit de vote, mais juste les personnes condamnées à une peine privative de liberté. La CEDH n'a pas accepté l'argument, estimant que ce n'était pas suffisant.
Le ministère de la justice russe, confronté à la nécessité d'appliquer cette décision, a donc saisi la Cour constitutionnelle pour vérifier sa compatibilité avec la Constitution russe. Et la décision de la Cour constitutionnelle, première dans cette procédure de sauvegarde de souveraineté, est tombée hier: la décision européenne n'est pas applicable en l'espèce, puisque S. Anchugov et V. Gladkov étaient en détention lors des faits, mais le législateur peut, dans le respect de cette différenciation en deux blocs - peines privatives de liberté et peines alternatives à la privation de liberté - jouer sur la composition de ces blocs et revoir à la baisse la pénalité de certaines infractions, ce qui peut les conduire à passer d'un bloc à l'autre. Rappelons que les personnes condamnées à des peines non privatives de liberté gardent la pleine jouissance de leur droit de vote.
Cette décision s'inscrit dans la longue tradition continentale de ce qui, déjà à l'époque du droit romain, s'appelait la mort civile. Un individu qui commet un crime d'une telle indignité, ne peut rester membre de la communauté et perd donc les droits inhérents à cette condition. Au début du 20e siècle, on pouvait lire dans les manuels de droit ceci sous la plume d'un des pairs de la doctrine française, Maurice Hauriou:
"Les droits publics, quels qu'ils soient, ne doivent appartenir qu'à ceux qui ont un minimum de moralité, à plus forte raison le droit de suffrage qui est un pouvoir dans l'Etat"
Or, la CEDH veut faire du droit de vote, non pas un privilège appartenant au citoyen, mais un droit fondamental, donc inhérent de la qualité humaine. C'est une position qui peut être compréhensible et acceptable. Le problème n'est pas là. Il faut comprendre qu'il ne s'agit que d'une position et non d'une vérité objective, qu'elle est en droit d'imposer aux états.
Même aujourd'hui, la situation reste très variée. L'Angleterre, condamnée par la CEDH, lutte depuis 10 ans contre cette décision Hirst du 6 octobre 2005 et le Parlement a massivement voté en février 2011 contre l'octroi du droit de vote aux détenus, qui concerne plus de la moitié de la population carcérale. Par ailleurs, la Cour européenne a également jugé de la législation en Autriche, en Roumanie, en Turquie etc.
Aux Etats Unis, un mouvement se met également en marche pour le droit de vote des détenus, mais le système là-bas est extrêmement restrictif. En 2014, le ministre américain de la Justice, Eric Holder, déclarait:
À travers le pays, il y a aujourd'hui 5,8 millions d'Américains frappés par une interdiction de voter en raison de leur condamnation passée ou actuelle. C'est plus que la population de 31 États américains» (pris individuellement) (...). Il est temps de repenser fondamentalement nos lois qui privent de leurs droits des personnes qui ne sont plus sous contrôle judiciaire
Expliquons: il s'agit de redonner le droit de vote aux personnes qui ont déjà purgé leur peine de prison et ne sont plus sous mesure contraignante de contrôle judiciaire une fois sortis de prison. Nous sommes très loin du "libéralisme" de la CEDH. En effet, aux Etats Unis, 48 Etats et le district de Columbia, refusent le droit de vote aux prisonniers, et de manière temporaire ou définitive, aux personnes condamnées pour Felony. Cette possibilité reconnue au système de priver une personne de ses droits civiques même après avoir payé sa peine devant la société est confirmée par une décision de la Cour Suprême des Etats Unis, Richardson v. Ramirez.
Devant ce paysage disparate et la résistance de la Russie, la presse "libérale" russe et le Secrétaire général du Conseil de l'Europe, T. Jagland, tentent de minimiser le conflit. Ils insistent sur l'exécution "partielle" de la décision européenne par la Cour constitutionnelle. Alors que celle-ci affirme l'inapplicabilité de la décision en l'espèce. Rappelant que la différenciation, qui existe déjà, entre peines privatives de liberté et peines alternatives, continuera à exister pour la mise en oeuvre de l'interdiction du droit de vote des personnes condamnées. Libre au législateur de l'aménager.
T. Jagland saisi le bâton tendu à deux mains et déclare, pour sauver la face:
« Par sa décision d’aujourd’hui, la Cour constitutionnelle donne à penser qu’il y a un moyen de résoudre la question par une révision de la législation afin d’assouplir les restrictions existantes au droit de vote. (...) J’invite maintenant le Parlement russe à s’inspirer de la décision de la Cour constitutionnelle et à envisager les solutions appropriées pour exécuter l’arrêt de la Cour européenne »
Il peut, certes, inviter. Car si la CEDH s'obstine dans cette attitude propagandiste, engagée et conflictuelle, elle risque de perdre totalement, et pas uniquement en Russie, la légitimité acquise au cours de ses années d'or, avant la chute de l'Union soviétque et la soudaine révélation de sa vision messianique.
PS: Pour rester dans le sujet, mais sous un autre éclairage, une information intéressante et surprenante vient de tomber. Alors que les pays de l'Union européenne s'empressent de bloquer les actifs dits publics russes suite à la décision - non définitive - de la juridiction arbitrale de La Haye, celle-ci vient de revenir totalement sur sa condamnation de Russie en faveur des actionnaires de Yukos. La Russie n'a plus à payer les 50 milliards $, pour la simple et bonne raison que cette juridiction arbitrale n'était pas compétente pour adopter une telle décision. Et ces actifs bloqués ... par des procédures douteuses ... Rien de tel que la sagesse populaire: Il ne sert à rien de courir, il faut partir à temps.
Voir nos articles sur l'affaire de l'arbitrage international en faveur de Yukos contre la Russie ici et ici. Sur les confiscations des biens russes en Europe ici. Et sur le début des hésitations judiciaires ici.
Bonjour,
RépondreSupprimerSur l'affaire Youkos, auriez vous plus de détails de droit ?
- le jugement est-il exécutoire ? C'est-à-dire suspend-il les mesures de saisies engagées ?
- le jugement est-il susceptible d'appel ?
- le tribunal était-il compétent pour juger une décision de la cour d'arbitrage ? (Je pensais qu'il n'y avait pas d'instance au-dessus de la cour d'arbitrage).
- cette décision suspend-elle les recours des différentes sociétés qui contestaient la saisie de leurs biens ?
1) Oui, ce jugement bloque l'exécution du premier jugement arbitral. Comme le jugement d'arbitrage a été invalidé, tous les actes pris sur son fondement sont nuls. Mais, il semble peu probable que les états agissent spontanément pour débloquer les actifs russes, les avocats devront donc agir dans chaque pays.
RépondreSupprimer2)Normalement, il doit y avoir des recours possibles.
3) Bien sûr il est compétent. La compétence d'une juridiction arbitrale peut toujours être contestée, sinon il y a atteinte des droits des états.
4) Ca ne suspend pas, au contraire c'est un argument qui renforce leur position devant les justices nationales.
Merci pour la réponse. Je pose la question de l'exécution du jugement parce que, en France, si le juge n'écrit pas que son jugement est exécutoire, l'appel est suspensif, c'est-à-dire que le jugement n'a aucune valeur et n'est pas opposable. Seul comptera l'arrêt d'appel le jour où il sera rendu.
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