Dans toute société, il y a un consensus autour des éléments sacrés qui forgent la mémoire nationale. Même si cela n'est pas formellement écrit dans la loi, l'on ne tournera pas de comédie autour du 11 septembre aux Etats-Unis, l'on ne tournera pas au ridicule l'Holocauste et ce pas uniquement à Tel Aviv, parce que ce sont des tragédies qui ont marqué les peuples, qui les soudent autour d'une même histoire. Parce que la conscience d'un peuple est faite de sang séché et de chaires brûlées. De cadavres qui ont permis de sauver le pays. De corps inertes sur lesquels les vivants s'appuient et sans lesquels ils tombent. En Russie, le blocus de Léningrad appartient à cette catégorie. Du 8 septembre 1941 au 27 janvier 1944, environ 1 million de personnes sont mortes et la plus grande partie d'entre elles de faim.
C'est dans ce "décor" que le nouveau réalisateur à la mode, Alexei Krassovsky, tourne une comédie noire mais légère pour le Nouvel An, qui se passe dans une famille "aisée" fêtant de manière gargantuesque le 31 décembre 1941, en petite robe légère, alors qu'il s'agit de l'hiver le plus froid, qu'il n'y a plus ni électricité ni chauffage. Une telle hargne du réalisateur face à l'histoire de son pays, cette manie de travestir la réalité en reprenant la propagande allemande et la participation d'acteurs connus obligent à s'interroger sur les déchirures de la société russe contemporaine, où une certaine "élite" postmoderne joue un rôle central dans la déstructuration du pays.
Après les films (qui n'ont pas convaincu le public, heureusement) comme Mathilda (déformant l'image de Nicolas II) et la pseudo-comédie de mauvais goût sur la mort de Staline, ce n'est pas par hasard que l'intelligentsia russe s'attaque au blocus de Léningrad, autre emblème national, qui dérange.
Ainsi, le réalisateur russe Alexei Krassovky, après avoir réalisé des séries TV et ayant été reconnu pour son premier long-métrage Collector en 2016, doit manifestement remplacer le finalement remplaçable Serebrennikov et ouvrir une nouvelle page des scandales cinématographiques, faute d'avoir suffisamment de talent pour ouvrir une nouvelle page de l'histoire de cinéma.
Il lance donc un film "Prazdnik" (La Fête) sur l'histoire d'une famille privilégiée lors du blocus de Léningrad, qui privée de sa servante, doit faire cuire elle-même un poulet, et voit sa table garnie de manière indécente lors du réveillon du Nouvel An. Tout se passe à merveille, entre gens de bonne société, lorsqu'arrivent des invités non prévus, affamés, que les enfants ont convié sans prévenir la mère. Et la comédie va tourner autour de cela .
L'accueil de l'annonce de ce film dans la société russe est pour le mois très froid, à la différence d'une certaine intelligentsia dont les deux arguments principaux sont tout à fait dans l'air du temps.
Premier argument: ce film a été financé sur fonds privés, donc il n'y aurait rien à dire.
Que le film soit financé sur fonds publics ou privés, il existe toujours des limites à ne pas dépasser, notamment en ce qui concerne la réécriture de l'histoire, l'incitation à la déstabilisation de la société par différents moyens, etc. Le culte du privé qui aurait tous les droits a des limites qu'un minimum de culture devrait rendre compréhensible, même de nos jours.
Ensuite, si l'on s'attache au financement, justement beaucoup de questions doivent être soulevées ... Car d'où viennent réellement ces fonds "privés"? Début août une campagne de dons a été ouverte sur une plateforme dédiée à cela, et sur le million et demi demandé, seulement un peu plus de 150 000 roubles (soit environ 2 000 euros ...) ont pu être récoltés et le réalisateur annonce que le film est presque terminé. Avec un budget de ... 2000 euros??? D'accord, le studio Lenfilm a prêté des costumes, la maîson-musée a aussi été prêtée, mais il y a de toute manière des frais qui vont largement au-delà. Le réalisateur aurait vendu des biens ... Ca ne fait vraiment pas sérieux. L'on a plutôt l'impression que la campagne de levée de fonds privés a été lancée en couverture du véritable financement, resté lui beaucoup plus discret ...
Deuxième argument: les faits sont basés sur le journal intime d'un certain Nikolaï Ribkovsky, donc c'est vrai.
Dans cet étrange journal intime, la vie décrite dans ce Léningrad sous blocus aurait dû produire une quantité surprenante d'obèses et non pas un million de morts. Selon un historien, qui manifestement n'intéresse pas cette intelligentsia, ce qui est décrit dans ce journal intime n'a aucun lien avec les documents historiques. Oui, les dirigeants de la ville, comme les chefs de bataillon ou autres encore catégories de personnes "privilégiées" avaient un peu plus que les autres, mais ils souffraient de la même manière de la faim. Ils mangeaient juste assez pour ne pas en mourir. Il y a toute une fantasmagorie autour de caviar, de fromage, de vin etc. dans ce journal intime qui ne trouve aucune trace dans les documents d'archives. Et comme le réalisateur prétend se baser sur des faits réels, il ne peut plus alors se cacher derrière la liberté artistique ...
Finalement, l'alternative est assez simple: soit il s'agit d'une hargne viscérale envers ces gens qui héroïquement ont gardé la tête haute, sont morts pour défendre leur ville, ont survécu malgré les sacrifices et sont devenus des héros ordinaires, dont l'existence même dérange la petitesse de notre époque, époque à laquelle appartient parfaitement Krassovsky; soit le réalisateur, qui est aussi le scénariste, sait parfaitement que les faits sont manipulés, tronqués et truqués, qu'il ne fait que reprendre et mettre en image la propagande alors déversée par les services nazis de désinformation. Et là, la question se pose, juridiquement, sous un tout autre angle ...
Dans tous les cas, montrer une famille le 31 décembre 1941, en petite chemise ou robe, alors que c'est l'hiver le plus froid de la guerre, qu'il n'y a plus d'électricité, de chauffage ou d'eau courante, c'est absurde. Par ailleurs, l'histoire ne se passe dans leur appartement, mais à la datcha, à la campagne, en dehors même de la ville. Quelle datcha? Rappelons qu'il y a un blocus, que ville est coupée du reste du monde. L'on parle de quoi? C'est la version hollywoodienne de l'histoire. Dans le meilleur des cas.
Maintenant, vous imaginez cette image du film en fonction des éléments qui sont connus. Il n'y a pas d'électricité, donc on éteint les lumières. Il n'y a pas de chauffage, donc on rajoute des couches de manteaux, on enlève tout ce qui se brûle pour faire du feu. Même dans les catégories privilégiées, il y a un peu de viande, de farine, quelques grammes de pain et du thé. Vous videz donc la table de ces victuailles gargantuesques. Et maintenant, avec des visages fatigués, trônant sur des corps épuisés par les efforts, le froid, la faim, essayez de tourner une comédie.
D'une manière générale, le fait de la multiplication des tentatives de désacralisation des fondements de la société russe sous couvert d'une étrange conception purement formaliste de la liberté, totalement dégagée de son pendant obligatoire dans toute société civilisée, à savoir la responsabilité, est un signe inquiétant. Tout d'abord, parce que cela montre que c'est possible. L'on se souviendra du soutien officiel apporté à Mathilda (financé par le ministère russe de la Culture), le malaise déjà autour de la mort de Staline. L'enchaînement est finalement simplement logique. Si c'est possible, cela va continuer et s'aggraver. Ensuite, l'inquiétude vient du fait que des acteurs célèbres, qui jouent aussi dans des films plus "patriotiques" sur la guerre ont accepté sans problème de conscience. Cela montre qu'à la différence la grande partie de la population russe, eux "jouent" le patriotisme, qui est à la mode, et pas uniquement dans l'intelligentsia, tout en discréditant par leur comportement son idée même. Enfin, la tentative systématique de taire la discussion, car il faudrait d'abord attendre de voir le film en entier pour en discuter. Cette tentative bien classique est là pour éviter la discussion sur le fond. Car la question n'est pas de savoir si telle ou telle scène sera bien filmée ou non. La question est de savoir si la société a le droit de se défendre - et d'être défendue - lorsque ses fondements sont attaqués. Ou bien si le libertaire a remplacé la liberté, permettant la dissolution du lien social. Car c'est justement le consensus social qui est directement attaqué ici.
Il s'agit, comme chez nous, de démolir l'histoire, la culture, la spiritualité et la dignité d'un peuple resté trop conscient de ce qu'il est. Parallèlement, on s'attaque à l'orthodoxie. Après, vite, déferlement de migrants, morcellement du territoire, dissolution de l'entité Russie. C'est ça le programme. comme partout ailleurs.
RépondreSupprimerDéferlement de migrants, ici en Russie ? Désolé mais j'ai éclaté de rire en lisant ! Nous ne sommes pas les européens repus se laissant émasculer sans réagir ! Croyez moi, même si le gouvernement laissait entrer les hordes barbares (ce qui n'est a ce jour même pas envisageable), NOUS peuple de Russie leur donnerions l'envie pressante de ne pas tenter d'entrer chez nous.
SupprimerИван Михайлович
Je lui souhaite un bide monumental, et des pertes pharaoniques, ça lui servira de leçon pour la prochaine fois à Krassovsky. Pour les financiers inconnus il n'y a que l'embarras du choix, ils sont tellement nombreux à vouloir mettre la Russie à genoux, Khodorkovsky, Soros, etc, etc....
RépondreSupprimerTout à fait d'accord avec vous, Mme Bechet-Golovko, ainsi qu'avec les opinions exprimées dans ce forum. D'ailleurs je me demande si les intérêts derrière ce genre de production partent-ils vraiment de la légèreté du réalisateur et de ses producteurs, ou si ils obéissent aux impératifs de ceux qui veulent faire du révisionnisme de la récente histoire russe. Je ne serais pas étonnée si ceux-ci se trouvent à l'étranger.
RépondreSupprimerEn complément à votre publication: http://lesakerfrancophone.fr/russie-quelle-vision-pour-le-xxieme-siecle
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