Ces derniers jours, la Russie est traversée par un scandale, qui soulève en effet beaucoup de questions. Une journaliste ukrainienne d'opposition au nouveau régime post-Maïdan, largement médiatisée en Russie, vient d'être expulsée vers l'Ukraine suite à une décision de justice et remise entre les mains du SBU (KGB ukrainien) - pour avoir violé les règles de séjour en Russie, reconnaissant par là même le fondement des poursuites pénales engagées contre elle pour propagande anti-ukrainienne. Après le scandale, certains veulent en faire, très sérieusement, une espionne ukrainienne (ce qui n'a rien à voir avec la décision de justice). D'autres estiment, cyniquement, qu'elle n'avait qu'à régulariser sa situation tant qu'elle était "protégée" en Russie. D'une manière générale, l'argumentation en défense tourne autour d'une raison politique dont le juge n'aurait pas tenu compte. Pourtant, en analysant la décision de justice, il ne s'agit qu'un texte faisant défaut de toute analyse juridique, énonçant des normes sans aller sur le fond et méconnaissant totalement les fondements juridiques interdisant l'expulsion.
Elena Boïko, de son vrai nom Vichour, est une journaliste ukrainienne, ayant un mari et un enfant en Russie, et venue s'y réfugier en 2016 après le Maïdan, car critiquant trop vertement les positions du nouveau régime ukrainien. En Russie, elle a eu différents contrats, comme nombre "d'experts" ukrainiens, pour participer au jeu de communication qui se déroule sur plateaux et divers médias autour du sujet. Certains fortement critiques par rapport à la Russie, tout comme d'autres la défendant, sont rémunérés comme des "acteurs" professionnels. Chacun choisissant son camp.
L'évolution de l'affaire ayant conduit Elena Boïko en détention préventive en Ukraine
Elena Boïko a choisi, selon ses convictions, de continuer à s'opposer au régime de Poroshenko, ce qui lui a valu l'ouverture d'affaires pénales contre elle en Ukraine, pour propagande incitant à remettre en cause l'intégralité territoriale ukrainienne (puisqu'elle se prononce régulièrement en public en faveur de la Crimée russe). Début décembre, un policier de quartier passe la voir, lui demande de le suivre au poste afin de vérifier certains éléments. Elle le suit et ne retournera pas chez elle. Dans le même temps, le SBU (KGB ukrainien) lance un avis de recherche et un tribunal de Lvov a validé un mandat d'arrêt. Le 10 décembre, un magistrat d'un tribunal de quartier à Moscou, sur la base de la violation des règles de séjour et du manque de preuves apportées par elle, la condamne à une amende et à une reconduite forcée à la frontière. Elle a alors immédiatement été mise dans un Centre de rétention administrative pour étrangers. De là, elle a déposé une demande de statut de réfugier politique, adressée le 14 décembre à l'Administration présidentielle. Le 19 décembre, son affaire a été revue par la Cour de Moscou, qui a laissé en l'état la décision du 10 décembre. Le 9 janvier, l'Ombudsman, sur demande de l'intéressée, s'est adressée au ministre de l'Intérieur afin de revenir sur cette décision et demandant avec insistance que l'asile politique lui soit accordé. Le 16 janvier, Elena Boïko a été menée en train à la frontière ukrainienne. Alors qu'elle demandait que l'on attende l'arrivée de son avocat, elle a été mise de force entre les mains des gardes-frontières. Là, au poste-frontière de Nekhoteevka, elle a remis les documents prouvant que sa vie serait en danger en Ukraine. Ces documents, pris par le garde-frontière russe, ont été transmis. 40 minutes plus tard, il revient disant que l'ordre a été confirmé d'expulser immédiatement, sans attendre. Elle réitère en vain sa demande d'asile politique, demande écartée immédiatement par l'officier de service. Elle va passer 6 heures dans la zone de transit, pour finalement être poussée vers les gardes-frontières ukrainiens et être immédiatement interpelée. Le tribunal ukrainien de Kharkov a, le jour même, décidé de sa mise en détention préventive, l'a envoyé à Lvov, où le 18 janvier le tribunal a décidé de sa détention préventive pour 60 jours. Le fondement de l'affaire pénale ouverte contre elle est propagande anti-ukrainienne portant atteinte à l'intégrité territoriale ukrainienne. Il s'agit bien d'un procès politique, qui a donc été reconnu comme juridiquement fondé par les organes russes qui lui ont refusé l'asile politique et par les magistrats russes qui ont décidé et confirmé sa reconduite forcée à la frontière.
Suite à cela, les réactions en Russie furent très vives et très critiques, notamment de la part de personnes qu'il est très difficile de qualifier d'opposants. Pour ne pas entrer dans des propos trop émotifs, voyons les aspects techniques de l'affaire.
Une sorte de machine a été lancée, faisant de cette histoire un cirque pitoyable. Pour les uns, Elena Boïko serait un espion du SBU et ce serait pour cela qu'elle aurait été expulsée. Ces individus, comme Gasparian ou Chkoda, ne prêtent manifestement pas attention au fait que la décision de justice ne parle pas de cet aspect. S'il s'était agi d'espionnage, un procès pour espionnage aurait été ouvert. Or, il ne s'agit ici que d'expulsion pour violation des règles de séjour en Russie.
Pour d'autres, elle aurait été la victime de ses appétits. Venue en Russie et travaillant sous contrat pour une agence liée à d'autres personnes, elle aurait cherché à diversifier ses financements, serait entrée en conflit avec cette fameuse Chkoda et aurait perdu son "protecteur", sans avoir eu la bonne idée de régulariser sa situation entre temps. Sans même parler du cynisme de cette position, le formalisme juridique primaire n'est souvent utilisé que pour tenter de cacher des erreurs majeures.
La décision de justice est disponible ici pour les russophones.
D'une manière générale, il est tentant de dire que si politiquement ça se discute, juridiquement, formellement, il n'y aurait pas de problème. Or, justement, si politiquement il est tellement évident que cette décision dessert les intérêts stratégiques de la Russie, tant à l'intérieur (rupture de la société contre le Consensus de Crimée et discrédit jeté sur le FSB et sur le système judiciaire) qu'à l'extérieur (faiblesse de l'appui de la Russie pour les opposants, notamment Ukrainiens), cette affaire comporte un nombre important d'erreurs juridiques.
Tout d'abord, en ce qui concerne les fondements juridiques pour un refus de reconduite forcée à la frontière. Pour les russophones, voir cet extrait de la décision :
Ainsi, le magistrat note les différents fondements juridiques pour lesquels il serait possible de refuser la reconduite forcée à la frontière, mais simplement les écarte car il ne les considère pas fondés en l'espèce.
"L'argument du requérant selon lequel la reconduite forcée à la frontière de Vichour E. B. peut constituer un véritable danger pour sa vie et sa santé en raison des poursuites sur le territoire de la république XXX ne peut constituer un fondement au recours contre elle de l'expulsion administrative en dehors des frontières de la Fédération de Russie"
Le magistrat prend cette position, alors qu'il reprend bien l'art. 3 de la Convention de l'ONU contre la torture de 1984, selon laquelle un Etat ne peut expulser une personne vers un Etat si elle risque de subir des traitements cruels, inhumains et dégradants ou des actes de torture. Donc, contrairement aux différentes déclarations des dirigeants et politiques russes, finalement la Russie ne considère pas que les opposants incarcérés subissent de tels traitements en Ukraine. Alors, que certains d'entre eux sont morts lors de leur détention préventive.
De la même manière, le juge écarte la Convention européenne, car il estime que Elena Boïkova ne risque rien en retournant en Ukraine.
De plus, le juge précise qu'au moment de l'examen de l'affaire, aucune poursuite pénale politique n'est ouverte contre cette opposante. Alors que, par décision du tribunal de Lvov mi-décembre 2018, un mandat d'arrêt a été lancé contre Elena Boïkova en raison de la propagande anti-ukrainienne qu'elle mène, notamment en Russie, portant atteinte à l'intégrité territoriale ukrainienne, ce pour quoi elle risque, si elle reste en vie, 5 ans de prison. La Russie considère donc les poursuites engagées en Ukraine comme juridiquement fondées et non politiques.
Enfin, le magistrat ne tient pas compte de la demande d'asile politique envoyée le 14 décembre par Elena Boïko et dument enregistrée.
Sans même revenir sur l'impossibilité de fait de faire appel de la décision des huissiers de justice d'exécution de cette décision de reconduite forcée à la frontière, des éléments surprenants sont apparus. Lors de la reconduite à la frontière, pour semer le doute, certains affirmaient qu'elle avait elle-même voulu être renvoyée en Ukraine et non vers LDNR. Or, selon un document manuscrit publié, Elena Boïko aurait demandé non pas à être expulsée vers l'Ukraine, mais bien vers Donetsk ou Lougansk. Surprenant de ne pas suivre les désirs de la personne expulsée. Il semblerait qu'un certain empressement ait trouvé sa place, afin de rendre le plus vite possible la situation irrémédiable.
L'argumentation juridique de cette décision de justice est une honte pour le système judiciaire russe. Quant aux conséquences politiques ... l'opposition russe radicale et le gouvernement ukrainien remercient pleinement les magistrats pour leur cadeau inattendu en ces temps difficiles.
Oui, voilà une décision et une situation qui révulsent énormément de Russes par ailleurs attachés à la Russie, aux valeurs qu'elle prétend défendre. Cette situation contribue à détruire la confiance que les Russes ont dans leur pays, son appareil politique. Une désillusion aussi grande que celle provoquée par les promesses non tenues par Poutine quant au maintien du système de pension. D'autant que à haut niveau du pouvoir russe, personne n'a jugé utile d'expliquer les causes ou les fondements de cette décision criminelle.
RépondreSupprimerSi l'explication est la trahison de Poutine , cela serait cohérent avec le fait qu'il a bel et bien laissé tomber les révoltés du Dombass . J'espère me tromper .
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