La question de la primauté du droit national ou du droit international fait l'objet de discussions doctrinales depuis des dizaines d'années. Et la réponse n'est pas toujours évidente. La Cour constitutionnelle russe, confrontée à la mise en oeuvre de l'arrête de la CEDH concernant l'affaire Markine va, en réalité, devoir se prononcer sur ce point.
Traditionnellement, les normes du droit international ont une valeur infra constittutionnelle et supra législative. Elles sont donc inférieures à la Constitution, car elles tirent leur validité dans l'ordre juridique national de la Constitution elle-même, qui organise la hiérarchie des normes. Elles sont supérieures à la législation, car l'Etat, en ratifiant des conventions internationales, s'engage à prendre les mesures législatives et infra-législatives conduisant à leur mise en oeuvre et à ne pas contrevenir aux règles internationales qu'il a ratifié. Il existe donc l'idée d'une a priori conformité du traité international avec la Constitution, conformité qui peut être vérifiée avant la signature de la Convention internationale.
Si la question est assez claire en ce qui concerne les normes primaires du droit international, c'est-à-dire les traités et les conventions, celle-ci se corse lorsqu'il s'agit de la jurisprudence, c'est-à-dire des décisions prises par les juridictions de l'ordre national ou de l'ordre juridique international concerné.
Dans la logique du modèle continental européen, les juridictions ne peuvent prendre des arrêts de règlement, autrement dit ils ne peuvent édicter des normes sous forme de décision de justice. C'est la raison pour laquelle, les décisions de justice n'entrent pas dans la hiérarchie des normes: car elles ne sont pas normatives.
Donc comment apprécier le rapport entre la Cour constitutionnelle et la CEDH?
Ce rapport ne peut être hiérarchique, car les deux juridictions appartiennent à des ordres juridiques différents. D'un point de vue organique, la Cour constitutionnelle ressort de l'ordre juridique national et la CEDH de l'ordre juridique européen du Conseil de l'Europe. D'un point de vue matériel, leurs normes de référence sont différentes. La CEDH juge en fonction des normes de la Convention européenne, alors que la Cour constitutionnelle s'appuie sur la Constitution. Si la Convention européenne fait partie de l'ordre juridique interne de la Russie, il n'en est qu'un élément, inférieur à la Constitution. Donc on ne peut parler a priori d'une hiérarchie organique entre ces juridictions.
Alors quelle est la valeur relative de leurs décisions? Et ici la question est beaucoup plus complexe. Ce n'est pas parce que la Cour s'appelle "constitutionnelle" que ses décisions revêtent une valeur constitutionnelle. Il faut différencier la forme du fond. Du point de vue de la forme, une décision de justice, comme nous l'avons dit, n'a pas de valeur normative, elle n'entre pas dans la hiérarchie des normes. Mais sur le fond, sa valeur sera dépendante des normes qu'elle interprète, sanctionne ou valide. Or, le problème vient du fait que la CEDH, elle, développe une conception anglo-saxonne de la pratique judiciaire: les décisions de la CEDH sont censées avoir la même valeur juridique que les normes de la Convention elle-même. Ce qui peut choquer dans les pays de tradition européenne continentale, ce qui choque en Russie.
Donc en fait, aucun argument juridique ne permet de résoudre la question des rapports entre la jurisprudence européenne et russe, car la conception même du rôle de la jurisprudence et de l'organisation du système juridique est fondamentalement différente.
La législation russe prévoit qu'une décision de la CEDH, tout comme une décision de la Cour constitutionnelle, constitue un élément nouveau permettant la réouverture des voies de recours. Mais comment faire lorsque les deux décisions se contredisent? La réponse se place sur le terrain de la souveraineté, car dans la conception de la souveraineté intérieure, l'Etat détient le monopole de l'édiction des normes. Mais l'édiction n'est pas un concept formel. Il ne s'agit pas simplement d'attribuer cette fonction à un organe national, si le lieu de la décision se trouve ailleurs. Il s'agit de la capacité de choisir les normes qui seront en vigueur.
Le droit ici n'apportera pas de réponse, car nous ne sommes pas en Russie dans un système de précédent judiciaire, dans un système où le juge peut adopter des normes. La résolution de cet écueil demande toute la dextérité d'un jugement à la Ponce Pilate pour trouver ce fragile point d'équilibre de la défense des intérêts nationaux dans le respect des engagements internationaux. Autrement dit, comme il existe un choix car plusieurs décisions différentes sont possibles, et toutes aussi valables, la réponse sera politique. A quel niveau la Russie place-t-elle la ligne infranchissable de la défense de ses valeurs, inscrites dans la Constitution et mises en oeuvre dans la loi?
L'époque actuelle n'est plus celle des grands conflits ouverts, des grandes sorties. La Russie n'a aucun intérêt politique à sortir démonstrativemet du Conseil de l'Europe pour l'instant. Notre époque demande beaucoup de doigter et de finesse. Et le vide théorique juridique de la question peut être une planche de salue permettant de ne pas crystalliser le conflit.