L’affaire Khodorkovsky n’en finie pas de montrer ses ramifications.
Maintenant, suite au rapport du Conseil des droits de l’homme de M. Fedotov,
rapport dirigé par T. Morshchakova, toute une série de perquisitions (chez S. Guriev, E. Novikova ...) et d’interrogatoires
de témoins a été organisée par le Comité d’enquête et provoquant une vague médiatique sans précédent. La question qui se pose est
celle du financement des experts, tout autant que la question de leur
indépendance, car un groupe monté par E. Novikova visant à la dépénalisation du
droit des affaires, et composé presque des mêmes experts que ceux du Conseil
des droits de l’homme, a mené une activité débridée dans le domaine, sur des
fonds un peu spéciaux et avec la participation des avocats de Khodorkovsky et
Lebedev. Autrement dit, y a-t-il eu tentative de modifier la législation pénale
russe dans l’intérêt très particulier des figurants vedettes de l’affaire
Yukos ?
En effet, le Conseil des droits de l’homme de la Fédération de Russie
de M. Fedotov a développé une forme intermédiaire et juridiquement
insaisissable d’expertise. Il s’agit d’une expertise faite par des
« experts indépendants » d’affaires judiciaires ayant une
raisonnance sociale particulière, dont le jugement est entré en force de chose
jugée.
Donc il ne s’agit pas d’une expertise judiciaire, l’acte intervenant après
la phase judiciaire. Cette procédure ad
hoc entrerait plutôt dans le développement débridé du contrôle que doit,
désormais, exercer la société civile sur les structures étatiques qui sont
ainsi montrées en perte de légitimité.
Le but affiché, et annoncé, est justement de porter à la connaissance de
tous, mais surtout du Président, une critique « constructive » du
fonctionnement du judiciaire, puisque c’est bien cette branche de pouvoir qui
se trouve sous un feu nourrie. Cette opération est donc censée renforcer la
légitimité du judiciaire en en renforçant la transparence, mais en réalité,
nous sommes très loin de ce schéma idyllique, puisqu’elle contribue
essentiellements à la déligitimation de l’ensemble du système étatique.
Revenons brièvement sur les faits pour ensuite les analyser au regard de la
révolution politique que nous sommes en train de vivre, du changement radicale
de mode gouvernance, qui nous fait passer du Gouvernement de la majorité à
celui du Gouvernement de la minorité, mais d’une minorité très organisée.
L’expertise du Conseil des droits de l’homme
Suite au jugement définitif de condamnation rendu le 28 décembre 2010 à
l’encontre de M. Khodorkovsky et de P. Lebedev dans la deuxième affaire Yukos,
le Conseil des droits de l’homme, sous l’égide du conseiller du Président de la
Fédération de Russie, M. Fedotov et sous l’impulsion de T. Morshchakova, juge
constitutionnelle et vice-présidente de la Cour constitutionnnelle à la
retraite, a lancé l’idée, acceptée par le Président Medvedev, de conduire un
monitoring de cette affaire, même si ce monitoring avait commencé avant que le
jugement ne soit définitif.
Le groupe d’experts qui va faire le travail est composé de 9 personnes, 6
russes et 3 étrangères, mais dans un premier temps, la société civile n’a pu
connaître les noms de ces personnes (voir http://lenta.ru/news/2011/02/15/expertise/). Finalement, après que le document ait
été remis au Président puis enfin rendu public, il a été connu que le groupe
d’experts était dirigé par T. Morshchakova et composé de A. Tedeev (un
subordonné de M. Fedotov à la Chaire UNESCO à l’Ecole supérieure d’économie que
dirige Fedetov lui-même), Sergei Guriev (qui dirigeait l’Ecole russe d’économie
et était intervenu, comme T. Morshchakova d’ailleurs, lors des « Leçons
Khodorkovsky » organisées et financées autour du personnage dont elles
portent le nom), M. Subbotine, O. Oleynik, A. Naoumov (directeur à l’époque du
Centre des disciplines pénales à l’Académie de la Procuratura), A. Prochliakov
(directeur du Centre de procédure pénale à l’Académie juridique d’Etat d’Oural
et proche de l’avocat de Khodorkovsky, Vadim Klyuvgant). Pour les experts
étrangers, il s’agit de Jeffrey Kahn (maître de conférences à l’Université
méthodiste du Sud, USA), de Otto Luchterhandt
(professeur à l’Université de Hambourg, Allemagne) et Ferdinand Feldbrugge (professeur
émérite à l’Université de Leiden, Pays Bas). Selon T. Morshchakova, le choix
des experts étrangers s’est fait, notamment, en raison de leur maîtrise du
russe. Ce qui, au moins, n’est pas le cas de J. Kahn qui, d’après notre
expérience, lors de ses séjours en Russie, reconnaît lui-même ne pas
suffisamment maîtriser le russe pour tenir une discussion scientifique dans
cette langue.
Toujours
selon les dire de T. Morshchakova (voir http://www.novayagazeta.ru/politics/58532.html), ce rapport est un document scientifique, qui n’a aucune influence sur
le déroulement de la justice, la décision étant définitive. Toutefois ... Dans
un premier temps, lorsque M. Fedotov a présenté ce rapport au Président au nom
du Conseil qu’il préside, il a été demandé que le jugement soit révisé et que,
d’autre part, la responsabilité pénale des bisnessman en matière économique
soit annulée (ce qui est important pour voir ensuite les liens de ce rapport
avec des mécanismes plus généraux) (voir ici http://ria.ru/justice/20111227/527778402.html). Ensuite, ce texte n’est pas aussi strictement doctrinal qu’il n’y
parait. Lorsque la doctrine analyse les décisions de justice, ce qui est une
démarche courante et normale, elle ne cherche pas à remettre en cause ni
l’existence matérielle des faits, ni leur qualification juridique, ce qu’a
tenté de faire de rapport. Enfin, si ce rapport n’est pas utilisé dans les
juridictions en Russie, il est cité au niveau international contre la Russie,
par exemple dans une résolution du Parlement européen (http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:C:2012:380E:FULL:FR:PDF). Et l’on peut se demander ce qui pourrait empêcher la défense de
l’évoquer devant l’affaire en cours en arbitrage à UNCITRAL (voir ici http://italaw.com/documents/YULvRussianFederation-InterimAward-30Nov2009.pdf) ?
Autrement
dit, la Russie se trouve dans la situation totalement absurde où un organe créé
par l’Etat, financé par l’Etat, le Conseil des droits de l’homme, adopte un
rapport qui sera utilisé contre cet Etat.
Mais
comment établir le lien entre les persuisitions qui ont lieu dans le cadre de
l’Institut dirigé par Mme Novikova et ce rapport ?
Le groupe de E. Novikova
Avec l’arrivée de D. Medvedev à la présidence, commence à se développer un
mouvement très fort et tout autant concentré autour de la libéralisation du
droit pénal, qui vise à la dépénalisation
de la criminalité économique. Ce mouvement, largement porté par T. Morshchakova,
trouve un soutien évident chez les avocats de M. Khodorkovsky, surtout en la
personne de V. Klyuvgant. Sur le plan des idées, et en partie des personnes, il
est difficile de ne pas faire le lien avec le rapport du Conseil des droits de
l’homme ... Sous l’égide de Mme E. Novikova (docteur en sciences juridiques
venue du Kazakhstan à Moscou, ayant entre temps travaillé pour la Banque
mondiale) des tables rondes et des publications structurent petit à petit et le
groupe (faisant le tri des personnalités compatibles) et la problématique (car
en partant de la suprématie du droit et des problèmes de justice – aux éditions
Statut en 2009 -, ils en arrivent en fait à la question clée, celle de la
Conception de la modernisation de la législaiton pénale en matière économique –
Fond Liberalnaya Missia 2010). Et vous retrouvez ici des noms connus dans le
rapport du Conseil des droits de l’homme : A. Naoumov, M. Soubbotine, T.
Morshchakova, J.Kahn. Dans ce groupe, faisait également partie l’avocat de
Khodorkovsky, V. Klyuvgant.
Cette trop grande proximité a attiré l’attention des enquêteurs et de la
Procuratura et du Comité d’enquête. Ainsi, en qualité de témoins, sans qu’aucun
acte d’accusation n’ait été formulé puisque l’enquête est simplement en cours, des
perquisitions ont eu lieu au domicile de M. Soubbotine en septembre 2012, dans
les locaux de l’Ecole russe d’économie de S. Guriev et dans les bureaux de
Tedeev en avril 2013. La chaire UNESCO dirigée par Fedotov a également été
visitée, puisque son subordonné, l’expert « indépendant » Tedeev,
faisait partie du monitoring. En février 2013, les enquêteurs ont convoqué M.
Soubbotine et O. Oleynik, mais finalement le Comité d’enquête a lui-même annulé
la convocation.
Finalement, l’affaire s’est concentrée sur E. Novikova et les transferts de
financement. Selon les enquêteurs, en avril 2005 une partie des actifs
illégalement acquis par Khodorkovsky et Lebedev ont été tranférés, pour être
blanchis, par la compagnie Stichting Administratiekantoor YUKOS International
UK B. V. dont le siège est aux Pays Bas à Amsterdam. Depuis 2005, le processus
de blanchiement par l’intermédiaire de différentes entreprises internationales
et l’enquête est encore en cours. Notamment, par l’intermédiaire de Anton Drel,
résidant à Londres, une partie des fonds a été envoyé pour financer l’activité
des différentes structures et le paiement de différents services rendus
notamment par des Fondations, organisations commerciales et personnes
physiques, dirigés par E. Novikova. Il s’agissait, en ce qui concerne l’affaire
Khodorkovsky, d’obtenir des conclusions de spécialistes qui soient favorables,
de faire pression pour obtenir une modification de la législation pénale allant
dans le sens d’une décriminalisation ou d’un allègement des articles du Code
pénal pour lesquels Khodorkovsky et Lebedev ont été condamnés et d’obtenir un
allègement de la procédure pénale. Sur ces fonds, E. Novikova a été rémunérée,
tout comme T. Morshchakova ou S.Guriev et d’autres participants aux travaux
allant dans le sens indiqué (conférences, tables rondes, Leçons Khodorkovsky
...). Ainsi, des perquisitions ont pu être accordées concernant Guriev et
Novikova. Car, pour le Comité d’enquête, le monitoring, fait au nom du Conseil
des droits de l’homme, entre en réalité dans le cadre de cette opération plus
générale. (voir la décision de justice
rendue par une des cours de Moscou le 23 avril 2013 autorisant la saisie des
données personnelles concernant Guriev et la perquisition chez E. Novikova au
Kazakhstan – où elle avait fui).
Et, non ce n’est pas de la conspirologie...
Pour les personnes qui auraient des doutes, se diraient que tout ceci a des
relants désagréables de conspiration, une autre petite histoire, qui se déroule
également à la même période, c’est-à-dire à lors du deuxième procès Yukos. Le
projet date du 1er septembre 2009 et les documents, non publiés,
sont en notre possession. Le Centre pour la démocratie et le développement de
l’Université de l’état du Massachussets (Boston) annonce la mise en place d’un
concours pour les meilleurs travaux de recherches (essentiellement des mémoires
d’étudiants, voire des projets de thèses) sur le thème des « particularités
de la pratique judiciaire russe actuelle par l’exemple de l’affaire pénale M. Khodorkovsky
et P. Lebedev ». Les gagnants, qui peuvent être des étudiants, des doctorants,
mais étrangement également des enseignants ou des praticiens, ont le droit à
une bourse d’étude (1er prix : 50 000 dollars ; 2e
prix : 40 000 dollars ; 3e prix : 30 000
dollars) pour étudier dans les meilleures écoles de droit des Etats Unis,
notamment à Harward, Colombia, New York et Massachussets, au choix du
vainqueur. Leurs travaux peuvent être publiés. Parallèlement, les participants
sont incités à suivre les débats du procès en cours, ce qui constituera un plus
lors de l’appréciation des résultats par le jury. Dans le jury, on retouve, en
plus des avocats de l’affaires, plusieurs noms déjà cités ici dans le cadre et
de l’activité de Novikova et du rapport du Conseil des droits de l’homme.
Que penser de tout cela ?
Les implications institutionnelles
Toute cette affaire ne pourrait être que désolante, si elle n’était le
symbole de la révolution de gouvernance qui est en train de se produire, non
seulement en Russie, mais en général dans les pays du nord de l’émisphère.
Que s’est-il en fait passé ? Il s’est passé la mise en orbite
politique d’un symbole qui doit être utilisé pour changer la législation dans
l’intérêt très limité d’une minorité. Cela aurait pu être considéré comme du
lobbyisme si le cercle des personnes, dont l’intérêt est ainsi défendu, était
indéterminé. Or, ici, il est très largement connu. Et peu importe que cela
serve ou non à d’autres, ce n’est qu’un effet collatoral. Nous sommes entré
dans un autre mode de gouvernance, celui de minorités organisées.
Jusqu’à présent, on ne trouvait trace de ce contrôle de la société civile
dans les théories ni du pouvoir, ni de l’Etat. Et pour la bonne raison que cela
ne servait à rien. La société, dans son ensemble, contrôlait le pouvoir par le
mécanisme des élections, par les referendums, par les manifestations, etc. Et
pour cela, il n’était pas nécessaire de déifier la société civile, la société
elle-même était agissante. Mais ces mécanismes ne permettent que de rester dans
un mode classique de gouvernance, celui de la majorité.
Or, maintenant, il est urgent, dans notre société mondialisée, de renverser
l’ordre des choses. La minorité, qui veut faire passer sa conception du vivre
ensemble, ses valeurs, ne peut le faire avec les mécanismes traditionnels, car
elle ne peut atteindre au consensus. Il est donc nécessaire de survaloriser
cette « société civile » politisée et instrumentalisée, elle-même
minoritaire dans la société, dans le but de déligitimer par son surcroît d’activité
non seulement le régime en place, mais les mécanismes institutionnels
classiques étatiques, tout en proposant des mécanismes parallèles, déviants. Le
tout ne pouvant que s’auto-légitimer, ce qui explique la radicalité du
discours. Il faudra suivre cette évolution qui risque de renvoyer à la pré-histoire
la plupart des manuels de droit constitutionnel.