Tout d'abord les débats autour de la levée de l'immunité parlementaire du député Gudkov, puis le vote de l'interruption anticipée de ses fonctions ont donné lieu à des débats particulièrement passionnels. Pour les uns, c'est une victime du système politique qui refuse l'opposition, pour les autres c'est un homme d'affaire véreux qui a utilisé les possibilités que donnent la fonction parlementaire pour développer ses affaires - formellement transmises à sa femme.
Nous ne reviendrons pas sur les faits, car il faudrait avoir accès au dossier (et pas uniquement à la presse) et en connaître réellement le fond pour pouvoir sérieusement se prononcer. Mais, l'argument choc qui est sorti de cela est qu'il est inadmissible d'avoir mis fin de manière anticipée aux fonctions de ce député, sans même qu'une décision de justice ne soit venue sanctionner le processus.
Revenons donc sur le texte de la loi fédérale du 8 mai 1994 n°3-FZ (dans la rédaction actuelle du 21 novembre 2011) concernant le statut des membres du Conseil de la Fédération et le statut des députés de la Douma d'Etat de l'Assemblée fédérale.
Selon la législation en vigueur, les fonctions de député prennent fin de manière anticipée, notamment, suite à une condamnation pénale, lorsque ce député entre dans les organes de direction d'organisations commerciales et quand il exerce une activité commerciale rémunérée (article 4, point 1). En s'appuyant sur ces fondements, la décision de mettre fin aux fonctions d'un député est prise par la Douma, par un acte dans lequel est précisé la date de fin des fonctions. La Douma ne peut pas prendre un tel acte plus de 30 jours après l'apparition du fondement juridique permettant la mise en route de la procédure, ce qui permet d'éviter d'avoir un moyen de pression et de chantage sur les députés. (article 5). Par ailleurs, les députés sont obligés de respecter les normes éthiques, dont le régime de la responsabilité en cas de violation est établie par le Règlement intérieur de la Chambre. (article 9).
C'est une première procédure. La seconde, celle de la levée de l'immunité parlementaire est réglée de la manière suivante.
L'immunité parlementaire d'un député ne peut être levée sans l'accord de la Douma, que cela concerne, notamment, la mise en cause de la responsabilité pénale ou administrative devant la justice d'un parlementaire, son arrestation, interrogatoire ou autre. Dans ce cas, les organes d'enquête informent la Procurature, qui formule la demande de levée de l'immunité auprès de la Douma. (article 19). La Douma examine la demande présentée par le Procureur général, selon la procédure établie par le Règlement intérieur, et informe le Procureur général de sa décision. Il est possible à la Douma de demander des informations supplémentaires, d'entendre les personnes concernées etc. (article 20).
Que ressort-il de ceci? A aucun moment, la législation en vigueur ne prévoit l'intervention d'une juridiction. Et sur quels fondements? L'exercice d'une activité commerciale n'est pas en soi une infraction pénale. Gudkov n'a pas violé la législation pénale, mais la législation déterminant le statut des députés. Il ne s'agit donc pas d'une responsabilité pénale. Les juridictions pénales ne peuvent donc pas être compétentes. Mais la responsabilité n'est pas non administrative, puisqu'il s'agit d'un élu et non d'un fonctionnaire, auquel on inflige une sanction. Les juridictions de droit commun en charge du contentieux de la fonction publique ne sont donc pas non plus compétentes. La responsabilité n'est pas non plus politique, puisqu'il ne s'agit pas d'une remise en cause du mandat par les électeurs. Il pourrait s'agir d'une responsabilité dite "constitutionnelle", concept développé par la doctrine russe concernant la sanction des infractions aux règles de fonctionnement des organes d'Etat. Même si la doctrine dévoie ce concept en y incluant, notamment, la dissolution de l'Assemblée ou le renversement du Gouvernement, en ce qui concerne l'affaire Gudkov, nous sommes exactement dans le cas de figure d'une responsabilité constitutionnelle.
Ce qui choque instinctivement ici est l'absence du parallèlisme des formes. Un élu perd son mandat indépendamment de la volonté des personnes qui lui ont accordées sont mandat. Il est toujours possible, de manière irréaliste, d'envisager dans ces cas, l'organisation en urgence d'une sorte de referendum-plébicite. Mais si l'on est plus réaliste, se pose la question de la nécessité ou non de l'intervention d'une juridiction quelconque, puisqu'il y a une responsabilité.
La décision d'interruption anticipée des fonctions parlementaires de Gudkov est légale. Les procédures existantes ont été suivies. Mais sont-elles suffisantes pour garantir l'absence de manipulation, excès ou dépassement de pouvoir de la majorité politique envers la minorité? Et là, la réponse est négative. Pourtant le problème est systémique. Ce qui pose la question de la légitimité du système en tant que tel et donc de la décision individuelle concernant le député Gudkov.
Vu la manière dont les faits se sont enchaînés, il semble au départ qu'il y ait eu une hésitation entre la mise en route d'une affaire pénale et la demande formulée pour la levée de l'immunité parlementaire, processus dont les conséquences auraient été pires pour le député Gudkov, et la "simple" procédure concernant la violation du statut de député, dans laquelle il perd ses fonctions mais pas ses affaires. Finalement, la deuxième voie a été choisie.
Pourtant, si conforme soit-elle, la procédure pose des problèmes théoriques. Il n'y a pas de garantie contre l'exécution de la volonté de la majorité politique, qui peut donc décider avec le soutien inconditionnel de ses inféodés. Car même si la place sera occupée par un autre membre du parti auquel appartient le député sortant, ce type de mécanismes, s'ils se répètent, risque de désorganiser le fonctionnement des fractions parlementaires. Le choix d'un député se fait évidemment en fonction du parti auquel il appartient, mais aussi en raison de sa personnalité. Les considérer comme interchangeables reviendrait à nier le poids de l'individualité dans les processus politiques.
La grande absente est la justice. Mais si on l'analyse abstraitement, se pose la difficulté de la cour qui, théoriquement, pourrait être compétente. La création d'une juridiction spéciale est interdite en Russie, vu les excès ayant existés à d'autres époques. Si la responsablité est constitutionnelle, le contentieux pourrait logiquement en revenir à la Cour constitutionnelle, mais va se poser difficultés en terme de moyens d'enquête. Le débat reste donc ouvert.
Toutefois, le plus grand problème de cette procédure ne vient pas de la procédure elle-même. Il vient de l'image déplorable du parti Edinaya Rossiya et de sa position dominante. C'est pourquoi seule une démarche systémique, incluant un grand nettoyage et des rangs de la Douma et du parti au pouvoir, pourrait faire de l'affaire Gudkov non pas le symbole d'une incurie politique, mais celui d'une rénovation de la vie politique russe.