Le processus électoral est, dans la conception moderne de la gouvernance, la clef de voûte des institutions démocratiques. Pour autant, sous un aspect lisse et d'une simplicité enfantine, ce processus est extrêmement complexe, car il s'étend dans le temps pour toucher des aspects et des moments aussi divers que l'enregistrement des candidatures, la liberté d'expression des candidats, la liberté de réunion avec les électeurs, la transparence des opérations de vote et du décompte ...
Et vue la situation en Ukraine, la guerre civile engagée dans l'Est du pays par le "Gouvernement" temporaire autoproclamé, son déficit non seulement de légalité mais également de légitimité après les massacres d'Odessa, de Kramatorsk, après l'attaque des populations civiles et des quartiers d'habitation par les forces armées et paramilitaires, après tout ce sang versé de part et d'autres, ces élections sont tout autant nécessaires et urgentes que prématurées.
Elles sont nécessaires et urgentes car il faut mettre un terme à la radicalisation du pouvoir.
Dans le flou de Maïdan, les pires cauchemards politiques ont pris forme. Les hommes de main jouent à la politique sans même s'intéresser aux règles, les armes circulent et s'amplifient, les armées privées se montent et jouent à la guerre, les institutions sont discréditées par l'incompétence de leurs occupants, des slogans pseudo-patriotiques éclatent dans les rues. Et personne ne s'occupe de la reconstruction du pays. Il faut terrasser l'Est, où les méchants pro-russes, voire russes, se sont cachés et reprochent au pouvoir de n'être ni légitime, ni légale, d'être extrémiste en voulant les exterminer, d'être destructeur en conduisant le pays à la faillite. Il faut faire taire ces voix et toute la politique ukrainienne est pour l'instant construite autour de cela. Avec les résultats que l'on connait.
Il faut y mettre un terme. Et seules des élections le permettent. Car, lors du processus électoral, les candidats extrémistes ne peuvent être élus démocratiquement, surtout quand d'autres candidats bénéficient du soutien, entre autre logistique, d'éléments très compétents en la matière. Et ainsi, ni vu ni connu, les oligarques reprennent le pouvoir et l'on va enfin pouvoir s'occuper sérieusement de la répartition des richesses. Une sorte de retour sur investissement. Yanukovych est parti, vive Poroshenko! Et pour cela, il a fallu Maïdan, il a fallu détruire le pays, remettre en cause son intégrité territoriale, mettre son économie à genoux. Bravo! L'on a ainsi pu changer de cercle d'oligarques. Tout va changer pour la population.
Et les derniers résultats montrent ce mouvement. Sur les 21 candidats restant en course, après que certains gêneurs, qui auraient pu présenter un danger, aient vu leur maison brûlée, se soient fait tabassés, leur QG incendié, etc, pour qu'enfin ils comprennent la nécessité de faire profile bas, donc sur les 21 candidats restant, évidemment l'oligarque Poroshenko est en tête avec 54% des voix, suivi de Timoshenko avec 13%, puis du populiste radical Liachko à 8%, du député Gritsenko à 5%, du député Tiguipko à 5% et du représentant du parti des régions Dobkine à 3%. Donc tout va bien, tout rentre dans l'ordre, comme le montrent les chiffres du décompte à 30%.
Pourtant, ces élections sont en même temps prématurées.
Lors de sa conférence de presse à la fin du Forum économique international à St Pétersbourg, V. Poutine a tenté de l'expliquer à la représentante de l'Agence France Presse qui, drapée dans sa supériorité, n'a manifestement rien compris. La subtilité était trop importante pour elle. En effet, V. Poutine a distingué deux plans d'analyse en ce qui concerne les élections présidentielles ukrainiennes. Sur le plan de la légalité, elles sont illégales: le Président en exercice, formellement Yanukovych, n'est pas mort, n'a pas fait l'objet d'une procédure de destitution et n'a pas renoncé au pouvoir. Donc l'organisation de nouvelles élections contrevient à la Constitution en vigueur en Ukraine, que, pour l'instant, personne n'a encore annulé. Pour autant, sur le plan de la légitimité, il faut respecter la volonté exprimée par le peuple ukrainien, lors d'élections démocratiquement organisées. Donc, des élections illégales, mais qui peuvent être légitimes. Si leur illégalité est un fait acquis, leur légitimité est envisageable.
La légitimité dépend en partie du taux de participation et de l'appréciation des observateurs internationaux. Ici, la situation est sous contrôle. Le taux de participation est de 59,16% et les observateurs ont été bien sélectionnés. Rappelons que les observateurs russes n'ont pas été autorisés, ce qui n'a manifestement dérangé personne. En revanche, sur les 282 observateurs officiels venant de 19 pays, on en compte déjà 61 de Pologne et 38 des Etats Unis. Bref, il n'en reste pas beaucoup pour les 17 autres pays et ceux-là sont particulièrement favorables à voir dans les élections ukrainiennes un processus transparent et démocratique, sans violations signifcatives, qui fondera un avenir radieux.
Alors pourquoi les considérer comme prématurées?
Tout d'abord, en raison de la guerre civile dans l'Est du pays, elle n'ont pu être organisées uniformément sur tout le territoire. Dans les régions de Lugansk et Donetsk, 21 des 34 arrondissements électoraux n'ont pas ouverts de bureaux de vote. Se pose alors la question de la représentation de la volonté populaire dans son intégralité. Il aurait mieux fallu mettre d'abord un terme aux opérations militaires contre les populations et ensuite leur permettre de s'exprimer. On ne fait pas voter les gens sous la menace. Mais voulait-on réellement qu'ils s'expriment?
Ensuite, les candidats annoncent tous la grande réforme constitutionnelle. Alors quid ensuite de ce tout nouveau Président si fraîchement élu? Sera-t-il une figure de transition ou concentrera-t-il les pouvoirs? Et quels seront ces pouvoirs? Autrement dit, la population a voté pour un individu et non pour un Président, car personne ne sait quels seront ses pouvoirs dans les mois à venir, ni quelle politique il mènera. Bien sûr, immédiatement, le traité d'association économique avec l'UE sera signé, comme l'affirme Iatsénuk, mais il faut être naïf, cynique ou stupide pour penser que cela changera quelque chose à la situation actuelle en Ukraine. En tout cas de manière positive.
Enfin, beaucoup de clans ne sont pas intéressés à la pacification de la situation et à l'élection de Poroshenko. Il faudra bien un jour nettoyer la place Maïdan et ceux qui l'occupent aujourd'hui sont totalement désocialisés. Ils ne rendront pas aussi facilement leurs armes et leur semblant de statut social pour retourner faire les trois huit dans une usine quelconque, vendre des patates sur le marché ou simplement s'inscrire au chômage. De "combattant" de la liberté, ils ne veulent pas redevenir lambda. Il y a aussi les groupes organisés qui viennent enfin de trouver leur heure de gloire. Hier soir, ainsi, aux infos sur Pervyi Kanal, tout à coup la présentatrice annonce que des infos contradictoires circulent sur les résultats des élections. Alors que tous donnent Poroshenko gagnant, une chaîne ukrainienne lance d'autres résultats et annoncerait la victoire de Iaroch, le chef de Secteur droit. Cette information n'a pas été reprise ailleurs, sauf pour dire que c'est un fake (voir sur slon.ru). Mais à bon entendeur, salut. Sans oublier aussi la réaction possible de Timoshenko, qui n'est en rien intéressée par la victoire de Poroshenko, signifiant, pour elle, la fin de sa carrière politique et une croix sur ses ambitions présidentielles. Et des ambitions, elle en a.
Donc ces élections, pour l'instant, ne règlent pas grand chose, elles ouvrent une porte. Mais personne ne sait ce qui se trouve derrière. Soit enfin une politique raisonnable de pacification intérieure et de reconstruction, soit une crise dont l'Europe et la Russie se passeraient bien.
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