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mercredi 28 février 2018

Serebriakov: de l'impudence à l'aveuglement de l'intelligentsia russe



Depuis une dizaine de jours, l'acteur russe Alexeï Serebriakov fait parler de lui. Sur le mode traditionnel du dénigrement, il jette en pâture l'image d'une Russie brutale et d'un peuple dégénéré. Critiquant l'arrogance et la grossièreté, ne se rendant pas compte qu'il reproduit ce même schéma, celui tant attendu par l'Occident de la part d'un Russe. Mais ce qui attire le plus l'attention dans ces critiques, répétées et assumées, c'est l'impossibilité de voir le problème dans sa totalité: la dégradation du niveau culturel des sociétés contemporaines, qui est un fait, n'est pas un phénomène spécifiquement russe, mais global, consécutif aux mécanismes portés par la globalisation. Or, si l'intelligentsia est toujours prompte à attaquer "le pouvoir", elle est d'une cécité bassement soumise avec l'Occident.

Tout a commencé avec une interview de Serebriakov donné à un vidéo-blogueur, dans laquelle il déclarait que "si l'on s'écarte de 30, 50, 70 km de Moscou, l'on voit encore beaucoup de choses qui rappellent les années 90. Jusqu'à présent ni la connaissance, ni l'esprit d'entreprise, ni la vertu ne sont devenus une idée nationale. L'idée nationale est la force, l'impudence et la grossièreté." C'est ce qui a été principalement retenu de cette vidéo (pour les russophones):



Les termes ont choqué. Plus leur brutalité que leur imprécision. Evidemment, c'est une caricature. Mais lorsque vous entendez régulièrement parler des escroqueries foncières dans les domaines prestigieux dans la région de Moscou, vous vous dites que la force a remplacé la loi et que celle-ci a du mal à s'implanter. Lorsque vous regardez les petites villes et les villages, vous comprenez que vous êtes loin de Moscou. Dans un autre monde.

La forme choque, le fond devrait faire réfléchir.

Or, la réaction d'un député demandant une réforme visant à interdire de faire tourner dans les films financés par l'Etat des acteurs qui déversent des ordures sur leur pays fait aussi sursauter. Ici aussi, la forme choque, mais le fond devrait faire réfléchir. Prenons dans l'ordre, ou plutôt dans le désordre.

L'Etat utilise le cinéma pour construire une certaine idée du pays, Hollywood y parvient merveilleusement, les Etats-Unis n'ont jamais gagné autant de guerres que sur les écrans. L'Etat popularise ainsi une certaine vision des choses, soutient l'idéologie qu'il veut voir dominante. En France, les activistes se battent pour une plus grande représentation des étrangers "visibles", c'est-à-dire de couleur de peau différente des Français blancs qui, parait-il, n'existent pas, les homosexuels doivent être présentés positivement et régulièrement présents dans les films, etc. Le cinéma permet d'imposer un discours. L'image de la société qui doit prédominer.

En ce sens, le député a raison, le ministère de la Culture russe doit faire attention aux films qu'il finance, il y a eu des surprises récemment. Mais l'Etat doit aussi avoir une certaine logique systémique dans sa démarche. Si l'on prend à nouveau la Russie, il est assez amusant de voir régulièrement dénigrée la période soviétique, mais tous les films "patriotiques" ou "héroïques" reprennent en grande partie soit des héros de la période soviétique, soit des évènements qui se sont déroulés alors, soit ne sont que des reprises "customisées" de classiques soviétiques. Il est vrai que notre époque de commerçants n'est pas favorable à l'héroïsme quotidien, celui-ci est maintenu dans un périmètre de sécurité. Faire rêver avec les cours de la bourse est un exploit que les réalisateurs russes n'ont pas encore relevé.

Par ailleurs, au-delà des films estampillés "patriotiques", il serait bon de s'intéresser peut-être à la qualité. La noirceur n'est pas un gage de qualité (sauf en Occident, en ce qui concerne la Russie), mais n'est pas non plus un critère de rejet. On se souviendra des films d'Alexeï Guerman cinéaste soviétique et russe, dont les films sont extrêmement noirs tout en étant de véritables oeuvres d'art. Il est vrai que chaque réalisateur critiquant bruyamment la Russie pour passer à Cannes ou à Berlin n'en a pas forcément le talent, le problème est surtout là, le talent. Ou son défaut. 

Les errements de l'intelligentsia, qu'incarne parfaitement Serebriakov, sont ici parfaitement visibles. Finalement, les critiques sont dirigées contre le pays en tant que tel. Et cela se voit encore mieux avec sa deuxième performance. Pour les russophones, regarder cette vidéo:


Petite discussion entre amis du même milieu sur les plages de Jurmala en Lettonie, avec Serebriakov, à gauche Andreï Zviaguintsev et à droite Vitali Mansky, qui en 2014 a signé une pétition en soutien au cinéma ukrainien et est parti à Riga en 2015. C'est lui est président su festival annuel du film documentaire à Moscou, où le film de propagande sur les bataillons punitifs ukrainiens dans le Donbass a été présenté cette année.

Et ici encore mieux que précédemment, l'on voit soit l'hypocrisie, soit l'aveuglement de cette intelligentsia, qui n'arrive manifestement pas à devenir indépendante, à prendre de la consistance. Alexeï Serebriakov de déclarer, vers la fin de la vidéo:
"Sois d'accord, tout ce qui se passe ces 20 dernières années, et qui continue, ce n'est que la dégradation sans fin du matériau humain dans le pays. La télévision, surtout: tu appuies sur une touche et tu obtiens le résultat, tu arrives à dire la lettre "A", tu gagnes un million. C'est constamment de l'amateurisme: ce n'est pas la peine de s'entraîner. (...) Tu es une star, sors sur la glace et tu seras admiré par tous. Ce n'est pas la peine de faire des efforts, ce n'est pas la peine de travailler, ce n'est pas la peine d'apprendre, rien n'est nécessaire. C'est de la propagande!"
Difficile de ne pas être d'accord avec ça. Oui, c'est de la propagande. Une propagande au service d'une idéologie, qui arrive en Russie de l'Ouest. Le problème est réellement posé: la dégradation est avérée, le processus est en marche et soutenu par la télévision, l'école, une ambiance dans la société qui donne l'illusion que tout est acquis, tout est dû sans efforts. Une forme de régression de l'être humain, une tendance "anti-civilisationnelle", dans le sens développé notamment par Freud: la civilisation est une contrainte posée au mythe de ta liberté totale. Cette barrière qui t'oblige à évoluer. Plus de barrière, plus d'évolution. 

La suite, en revanche, le "qui est responsable?", ressort de la rhétorique pseudo-libérale, aveuglément occidentaliste, habituelle: les responsables sont Poutine et l'armée, qui ont besoin pour règner d'un peuple abruti.

Vraiment? Le problème serait national? 

Pourtant, si les émissions télévisées sont aussi mauvaises, et elles le sont, elles sont en général des produits importés, qu'il s'agisse des talk shows, de la téléréalité, des chanteurs improvisés et des génies à la retraite ou au berceau. Même des émissions de pseudo-débats, où chacun tient le rôle qui lui est dévolu trouvent leurs racines outre-atlantiques. Les concepts sont globaux, ils sont importés, en Russie comme ailleurs, et prennent une relative couleur locale pour aider à la digestion.

Pourtant, si les films sont mauvais, ils ne sont qu'une reprise des standards techniques hollywoodiens des blockbusters, les films dits d'auteur se retranchant dans la noirceur donnant accès aux festivals internationaux. Sans bruit, sexe et sang, un film est considéré comme ennuyeux pour un public concentré sur son paquet de pop-corn, également vendu en masse dans les grands espaces commerciaux construits sur les ruines des cinémas d'antan.

Pourtant, la régression de l'enseignement découle directement de l'implantation directe de ce Processus de Bologne qui détruit systématiquement l'enseignement en Europe et le met au niveau du système américain de base (je ne parle pas des institutions élitistes, qui ne suivent aucun processus globaliste, mais des traditions nationales, et ces traditions nationales sont détruites autant en Russie qu'en France). Pourtant, la déstructuration des écoles vient du suivi, sans aucune traduction nationale, des recommandations de l'OCDE, avec tout le vocabulaire phonétiquement introduit dans la langue russe, avec ses monitorings à la place des examens, l'acquisition de compétences au lieu de savoir, etc.

Quel est le rapport avec Poutine et l'armée? 

Le problème de cette intelligentsia est son complexe perpétuel face à un Occident fantasmé et un pays dénigré, la peur de ne pas être reconnu comme "occidental", le rejet de ce qui pourrait être soi. Et l'impossibilité de reconnaître les faiblesses et les erreurs de l'Occident. 

Pourtant le problème existe et le danger est réel. Mais Poutine et l'armée n'y sont pour rien. La Russie est entrée de plain-pied dans la globalisation, et les conséquences se font sentir de plus en plus sérieusement. La résistance est, elle, de plus en plus faible. Cette vague néolibérale s'abat assez violemment sur le pays, comme nous en avions parlé ici, modifie les codes de la société. Mais c'est justement cette Russie que déteste l'intelligentsia, ce peuple décalé des mouvements mondialistes post-modernes, qui pourra être ce brise-lame sur lequel la nouvelle idéologie globale pourrait se briser, le monde réel contre la faiblesse du suranné. 







6 commentaires:

  1. Ca ne va pas bien en Russie mais en France et en Europe c'est guère mieux, quant aux EU c'est pire. l'Occident est à bout de souffle, au bout du rouleau mais, l'intelligentsia russe plus aveugle et nulle que jamais, ne s'en est même pas aperçue.

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  2. Très "poutinien" l'argument consistant a dire que le problème vient de l'occident ! La Russie n'a pas attendu la globalisation pour se gerer sur la force et l'ignorance. Quant a attendre des merveilles de ce "peuple russe qui déteste l'intelligentsia" ... nous ne pouvons que louer votre aveugle clairvoyance. Et que dire de cette "intelligentsia française" qui vit en Russie ?

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    1. Ce n'est pas parceque l'anonymat permet la médiocrité qu'il faut s'en saisir.

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  3. Le problème vient de l'Occident, et de la soumission servile des intellectuels russes à ce qu'il représente et cela ne date pas d'hier. C'était déjà le cas au XIX° siècle. Et pour ce qui est de la société d'aujourd'hui, quelqu'un qui a un cerveau et une pensée et qui voyage se doit de voir les choses de façon globale, au lieu de se limiter aux fantasmes de son microcosme et des médias homologués, ce que font trop d'intellectuels aussi bien en France qu'en Russie. Je vis en province et préfère souvent la conversation de mon plombier et de mon jardinier à celle d'intellectuels satisfaits d'eux-mêmes qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez et vendraient leur pays à ceux qui n'attendent que cela.

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    1. De plus, le plombier et le jardinier sont plus utiles que les fats, ou les dormeurs des assemblées qui votent sur consignes.

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  4. Je me trompe peut-être, mais le mot intelligentsia ne désigne pas tous les intellectuels russes, mais juste la partie de ces intellectuels qui s'oppose au gouvernement russe, pas assez pro occidental à son goût. Il serait dommage de mettre tous les intellectuels russes dans le même sac.

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